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Séduction, suggestion... Ce qui se cache derrière les points de suspension

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C'est un art de la litote que sans le savoir nous maîtrisons tous. Du sms au septième art, les trois petits points sont partout. Le Figaro revient grâce au livre Petit(s) point(s) sur la ponctuation de Julien Rault sur ces mystérieux signes.

«Sais-tu à quoi je pense? À ton petit boudoir où tu travailles, où... (ici pas de mot, les trois points en disent plus que toute éloquence du monde)», écrit Gustave Flaubert dans une lettre adressée à celle qui fut sa maîtresse, Louise Colet.

Qu'ils sont suggestifs ces trois petits points! Leur occurrence cache de multiples sens selon la phrase dans laquelle ils sont inscrits. Considérons ceci: «J'ai passé une merveilleuse soirée...» et «Mon entretien s'est mal passé...». D'instinct, nous comprenons la première phrase ainsi: «J'ai passé une merveilleuse soirée, vivement la prochaine.» Alors que la seconde, elle, laisse entrevoir une issue bien moins heureuse: «Mon entretien s'est mal passé, je n'aurai pas le poste», par exemple. La différence de ton est manifeste, n'est-ce pas?

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Mais dans les deux cas, les points de suspension remplissent ici la fonction de litote, cette figure de rhétorique qui consiste à en dire moins pour laisser entendre beaucoup plus qu'il n'est dit. Comment ce signe de ponctuation est-il devenu, finalement, plus évocateur que les mots eux-mêmes? Le Figaro revient sur ces curieux trois petits points, grâce à l'éclairant ouvrage de Julien Rault, Petit(s) point(s) sur la ponctuation , (Le Figaro).

Des tirets, ancêtres des points de suspension

À l'origine, ces caractères ont une fonction précise et ce, uniquement dans le domaine théâtral. Comme le note Alain Riffaud dans La Ponctuation du théâtre imprimé au XVIIe siècle, les points de suspension sont une simple convention inventée par les typographes français du XVIIe siècle afin de représenter textuellement une indication scénique. En l'occurrence, l'interruption du dialogue d'un personnage. Les trois petits points, qui pouvaient par ailleurs prendre la forme de tirets, sont une sorte de didascalie graphique: «Continuez les jeux que j'ay...» peut-on lire dans l'édition originale de la Mélite (1632) de Corneille.

On les nomme alors «points de coupure» ou encore, «point d'omission». Seulement voilà, une ambiguïté demeure: comment savoir si cette indication relève d'une «brusque intervention du discours de l'autre ou d'une réticence, d'un voile pudique jeté sur un énoncé que l'on n'ose (ou ne souhaite) terminer?» s'interroge Julien Rault.

Il faut attendre le XVIIIe siècle avant que les trois petits points ne soient dotés de nouvelles fonctions: ils peuvent «intervenir pour produire une suspension à l'intérieur de la phrase (Continuez les jeux que j'ai... interrompus) ; et se placer à la fin d'un énoncé en apparence complet (Continuez les jeux que j'ai interrompus...).» Finalement, ces caractères évoquent ce qui est de l'ordre de la latence: le signe «fait toujours apparaître que quelque chose est susceptible d'apparaître», note Julien Rault. En cela, «il incarne une forme de langage virtuel et un vacillement du sens».

Chez Sade, dans Justine ou les malheurs de la vertu, le nombre de points de suspension s'élève à 460

Faut-il alors s'étonner, puisque tout peut se cacher derrière ces points de suspension, que ces signes aient été exploités par la littérature libertine, au XVIIIe siècle? Julien Rault note que dans Le Paysan perverti , Rétif a utilisé les trois petits points 1 660 fois. Chez Sade, dans Justine ou les malheurs de la vertu, ce chiffre s'élève à 460. Et dans Le Libertin de qualité de Mirabeau, 951 fois... Comparons avec d'autres romans célèbres de la même époque: dans Paul et Virginie, ce signe apparaît 22 fois et dans Manon Lescaut, 6.

Ces écrivains sulfureux utilisent les trois petits points «afin de mettre en texte le corps, d'introduire le désordre des affects dans l'écrit». Prenons cette phrase extraite de l'ouvrage Le Sopha de Crébillon: «Il... mais comment pourrois-je vous exprimer ce dont je rougis encore?» Comment interpréter ces points de latence? Julien Rault y voit «la marque en filigrane de l'excès, celle d'une littérature qui interroge les limites de ce qu'il est possible de dire».

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Que retenir? Le simple point, trop objectif, trop construit, ne laisse pas de place à l'expression d'un sentiment. Les points de suspension, eux, dérangent la phrase et son sens «pour mieux suggérer les failles énonciatives liées aux soubresauts des affects.» À tel point que Diderot finit par les utiliser pour signifier la «violence du sentiment coupant la respiration et portant le trouble dans l'esprit». Les points disent l'hésitation et révèlent l'impuissance des mots qui voudraient la traduire.

Aussi, «les points de latence interviennent afin de proposer un espacement signalant l' ‘‘intervallement'' -dans lequel vient se loger le temps de la jouissance physique- qui sépare le discours de sa verbalisation», note Julien Rault. «Va, mon ami... va... foutre... Ah!.... ah!» écrit Mirabeau. Les points de suspension sont du côté de la séduction, de l'équivoque. Julien Rault note cet exemple: une scène du film Intouchables dans laquelle le personnage joué par François Cluzet reçoit un message d'une femme qu'il souhaite conquérir. Driss, son ami, en décortique le contenu ainsi: «Elle a écrit ‘‘Je viens à Paris la semaine prochaine, appelle-moi...'', trois petits points. Vous comprenez ce que ça veut dire? (...) Trois points, elle veut pécho!»

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4 commentaires
  • 3625201 (profil non modéré)

    le

    C'est une figure de style, l'aposiopèse.

  • José Bobo

    le

    Latence en effet, mais parfois aussi lassitude...

  • antikiki

    le

    Un article de fond, assurément

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