Portrait

Luc Pinto Barreto, livre comme l’air

Cet ex-technicien de maintenance dans des palaces s’est reconverti dans le 93 en libraire itinérant, ardent militant de la lecture.
par Balla Fofana, photo Iorgis Matyassy
publié le 25 septembre 2019 à 15h42
(mis à jour le 31 octobre 2019 à 20h43)

Midi à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) dans un bar-restaurant, il s'adresse à nous en bambara avec une assurance désarmante : «Garde un œil sur mon sac petit, j'arrive !» Quelques instants plus tard, Luc Pinto Barreto nous rejoint. Sourire franc, il arbore un tee-shirt noir avec l'adage : «Don't agonize. Organize». En proie au tragique syndrome de l'imposteur, sa voix hésitante couvre la chaîne d'info sans fin. Le «Dealer de livres» investit depuis le 6 juillet - du mercredi au samedi entre 14 heures et 19 heures - le parvis de la gare de Saint-Denis (RER D, ligne H du Transilien) pour proposer une librairie hors les murs. Il vend sa sélection de bouquins à celles et ceux qui ne sont pas encore tombés dans la marmite de la lecture. L'initiative intrigue, amuse beaucoup, laisse dubitatif. Serait-il un Don Quichotte des temps modernes ?

Si l'on s'en tient uniquement à son CV, le libraire de rue n'a strictement rien à faire sur les terres de la nécropole des rois de France. Après des études faites de découvertes et de renoncements, il décroche une licence technique hôtelière en 2014, neuf ans après le bac. Se profile alors une carrière de technicien de maintenance. Après une alternance à l'Ibis style de Bercy, Luc Pinto Barreto part flairer le luxe des palaces. Ce sera le Shangri-La, à deux pas du concentré de luxe parisien baptisé sobrement «Triangle d'or». L'ex-demeure du petit-neveu de Napoléon devient son terrain de jeu. Des dorures aux uniformes du personnel, «rien n'est bas de gamme». Viennent ensuite le Peninsula et le Pullman. Dépannage, bricolage léger, plomberie… «J'étais un homme à tout faire.» De manière ironico-cynique, il donne un surnom inattendu à ces demeures où les âmes itinérantes s'entassent : «la Plantation». L'ex-technicien décrit la ligne de couleur et de classe qui sépare les agents d'accueil des figures de l'ombre. Celles qui font ménage, plonge et autres tâches non qualifiées. Lui a tout de même le privilège de profiter des terrasses pour rêver à son quilombo.

Le 93, le département français le moins pourvu en librairies

En février dernier, il s'échappe du Pullman les poches vides, mais avec une idée en tête : devenir libraire. Pôle Emploi lui propose une formation rémunérée en tant que vendeur. En juin, Folies d'encre, à Saint-Denis, lui ouvre les bras pendant trois semaines. Il découvre la réalité du métier : «On ne parle pas que de livres, il y a aussi de la manutention de cartons, de la livraison de colis, etc.» Il y affine son projet sous le regard bienveillant de Sylvie Labas qui a fêté les 20 ans du commerce en 2018. «Parmi les stagiaires que nous avons eus, Luc fait clairement partie du haut du panier», lâche la gérante avant de poursuivre : «Quand je le vois aller au-devant des gens comme ça, je suis soulagée. Je me dis que la relève est assurée.» La quinquagénaire qui a «connu des années difficiles» est consciente qu'être libraire en Seine-Saint-Denis est un acte militant. Le 93 compte 17 librairies indépendantes et généralistes pour 1,5 million de résidents, ce qui en fait (avec la Corrèze) le département le moins pourvu de l'Hexagone. Et même le seul (outre-mer compris) à ne pas avoir de librairie dans son chef-lieu (Bobigny). «Je profite d'un soutien local très important», assure Barreto. Folies d'encre commande les livres pour lui et ne lui facture que les bouquins vendus. «Autrement, j'aurais dû sortir l'argent de ma poche pour me fournir.» Pour entreposer son stock, il peut compter sur Raj'ganawak : un cirque engagé auprès des plus démunis. Une aubaine. Depuis un an, il vit près du chapiteau.

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Après avoir convaincu Folies d'encre - l'unique librairie de cette commune de plus de 100 000 habitants -, la municipalité lui donne l'autorisation d'occuper le parvis en proie à la vente à la sauvette de cigarettes, de brochettes, et de maïs. Les nerfs des riverains sont tendus. «Nous essayons de construire une réponse municipale, et l'initiative de Luc contribue à ce que tout le monde se sente bien», détaille Nicolas Laurent, en charge du centre-ville. Le projet de Barreto s'inscrit dans l'optique d'une politique locale de valorisation de la lecture. L'emplacement de la gare est prometteur : 90 000 personnes circulent chaque jour. Elles seront 150 000 à l'horizon 2030.

«Les gens me disent que je suis de gauche, mais ça ne veut rien dire»

Sur le stand du «dealer de livres» : Maryse Condé, Léonora Miano, Gérard Noiriel, des BD, des bouquins abordant des thématiques sociales (travail, parentalité, sociologie…). Le best-seller du stand : l'album jeunesse de Laura Nsafou, Comme un million de papillons noirs. «Les gens me disent que je suis de gauche, mais ça ne veut rien dire.» Le non-aligné se revendique «sans parti ni asso», mais il a voté en 2017. Son père, retraité cap-verdien du BTP, est mitterrandiste. Il parle beaucoup de son Etat insulaire qu'il a quitté dans les années 70. Sa mère aide-soignante martiniquaise retraitée est moins diserte.

2005 a été l'année du questionnement pour le trentenaire né dans le XIIIe arrondissement de Paris. Il vit alors juste en face du boulevard Auriol et de l'immeuble qui a brûlé. Dix-sept morts dont onze enfants. «J'en connaissais certains. Il y a eu trois incendies dans Paris.» Eté caniculaire. Automne ardent, Zyed Benna et Bouna Traoré meurent. Les poches de pauvreté s'embrasent. L'ouragan Katrina engloutit La Nouvelle-Orléans. Les damnés aboient. La caravane George W. Bush passe. Face à l'absence de réponse, lire délivre. Il lance avec l'aide d'un ami des vidéos sur YouTube «pour faire la promotion des livres». Une fois sur le terrain, il comprend que ce n'est pas évident de convertir des non-lecteurs. Son bilan est tout de même honorable. En trente après-midi sur le parvis de Saint-Denis, il a écoulé plus de 377 bouquins.

Ses parents s'inquiètent : quel est le modèle économique ? Sachant que le second enfant de la fratrie vit avec son fils et Ablawa, sa compagne rencontrée il y a dix ans lors d'une soirée salsa. «Elle me soutient dans cette aventure. On discute de sujets tels que la charge mentale dans le couple.» Malgré l'engouement sur les réseaux et le succès d'estime dans la rue, l'équilibre est précaire. La convention d'occupation de l'espace signée avec la mairie, censée prendre fin le 28 septembre, sera prolongée d'une durée de trois ans renouvelable. Une question tourne en boucle : «Comment puis-je vous soutenir ?» Luc Pinto Barreto a reçu un devis pour un conteneur librairie aménagé ouvert sur l'extérieur. «J'espère y être en mars 2020.» Pour pérenniser son activité tout en se protégeant des intempéries, il annonce une campagne de crowdfunding. A partir du 10 novembre, il ne sera plus sur le parvis et travaillera jusqu'en janvier à la librairie Folies d'encre. A la fin de la trêve hivernale, le libraire itinérant espère se sédentariser tout en ayant pignon sur rue.

1986 Naissance.
2014 Licence technique hôtelière. Février 2019 Démissionne de l'hôtel Pullman Paris-La Défense.
Juin Stage à la librairie Folies d'encre à Saint-Denis.
Octobre Prolongation de la convention d'occupation du parvis de la gare de Saint-Denis.

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