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 En ce jour d’hommage national à Samuel Paty, notre collègue assassiné, nous sommes désorientés, touchés dans nos engagements les plus intimes, professionnels et personnels. Une offensive fanatique s'en est prise à ce qui nous unit, au-delà des différences de déclinaison de notre humanité.

Nous disons notre indignation et notre sympathie, à sa famille, ses proches, ses élèves, ses collègues.

La liberté d'enseigner, par laquelle nous adressons à nos étudiants de classes préparatoires aux grandes écoles de management une parole qui puisse les aider à se construire, est si essentielle qu'il est épouvantable qu'elle ait fait vendredi de l'un de ses porteurs un homme à abattre, et qui fut abattu.

Hier matin, sur la liste générale de notre association, un collègue de philosophie écrivait : « On a fait taire, en le tuant, un collègue, qui posait des questions indésirables. Cela ne s'est pas passé dans l'Athènes de l'Antiquité. »

Ce que Samuel Paty a fait, sans céder aux pressions directes et violentes d’intimidation, ni aux pressions indirectes insidieuses d’un « politiquement correct » vecteur d’autocensure, a été fort tout autant que délicat. Force de mener à bien sa mission d’éducateur pour permettre un recul critique. Délicatesse envers les élèves qui risquaient d’être choqués, démarche faite de compréhension et de douceur pour les préparer à une émancipation.

Nous rendons hommage à son intransigeance de professeur dont la mission est d’œuvrer, comme nous tous, quelle que soit notre discipline, à un « droit d’inventaire » du réel qui fait grandir les possibles pour la génération montante. Et aussi à sa pédagogie d’enseignant aguerri qui pensait qu’on devait se garder de brusquer, de sidérer, mais qu’il fallait plutôt apprivoiser, mettre en confiance, avant d’amener un élève à s’approcher d’une image pour la contextualiser et la déchiffrer. Ce que savait l’allumeur de réverbère qu’il était et que chacun de nous persistera, à sa suite, à rester.

Notre métier est beau. Faire grandir, inviter nos élèves à penser y compris contre eux-mêmes, ce qui est difficile, et reste difficile, parfois, aussi, pour nous.

Nous avons besoin de toute la puissance mobilisatrice de ce que nous pourrons formuler de nos émotions et de nos raisons de continuer à enseigner, entre nous, avec nos familles, avec nos proviseurs, et, le 2 novembre, avec nos étudiants. Nous ne savons pas encore de quoi nos propos seront faits, puisque le rapport à nos classes relève d’une parole vivante, souple, que nous avons à élaborer beaucoup pour qu’elle puisse s’ouvrir, se défaire, puis se recomposer mieux, au contact de leurs questions.

Nous souhaiterions dans cette tribune, pour prolonger le travail d’enquête et de formation de notre collègue historien-géographe qui paya de sa vie la liberté d’enseigner, esquisser quelques pistes. Quelles que soient nos disciplines, géopolitique, mathématiques, économie, langues vivantes, lettres, droit, philosophie. Quels que soient nos outils, cartes, nombres, figures, schèmes, courbes, attendus, concepts, mais métaphores aussi, dessins, tableaux.

Nous tenons à notre liberté pédagogique, qui fait de l’émancipation de nos élèves une finalité essentielle. Platon concevait une république qui avait pour but d’éduquer. Sa visée était que l’homme s’accomplisse comme être parlant, qu’il puisse géométriser, conceptualiser, développer une parole de cohérence. Rousseau proposait lui-aussi un mode de coexistence qui avait pour but d’émanciper. Dans le Contrat Social, il est écrit que devenir citoyen décentre, rend autonome. C’est la constitution d’une république qui donne des outils pour conduire un enfant « hors de lui-même », l’amène à s’écarter de la tyrannie des impulsions et des préjugés, en vue d’obéir un jour à lui-même.

Nous sommes attachés à l’obligation scolaire, à l’ouverture sociale, à l’accès équitable aux savoirs et aux savoir-faire qui libèrent des dépendances et des superstitions.

Dans ses Cinq mémoires sur l’instruction publique de 1792, Condorcet écrivait : « L'inégalité d'instruction est une des principales sources de tyrannie. Dans les siècles d'ignorance, à la tyrannie de la force se joignait celle des lumières faibles et incertaines, mais concentrées exclusivement dans quelques classes peu nombreuses. Les prêtres, les jurisconsultes, les hommes qui avaient le secret des opérations de commerce, les médecins même formés dans un petit nombre d'écoles, n'étaient pas moins les maîtres du monde que les guerriers armés de toutes pièces ; et le despotisme héréditaire de ces guerriers était lui-même fondé sur la supériorité que leur donnait, avant l'invention de la poudre, leur apprentissage exclusif dans l'art de manier les armes. C'est ainsi que chez les Égyptiens et chez les Indiens, des castes qui s'étaient réservé la connaissance des mystères de la religion et des secrets de la nature étaient parvenues à exercer sur ces malheureux peuples le despotisme le plus absolu dont l'imagination humaine puisse concevoir l'idée. »

Condorcet voyait, dans les Lumières, l’antidote de cette soumission aveugle à un sectarisme exercé par une caste ou une corporation :

« Il ne peut plus y avoir de ces doctrines occultes ou sacrées qui mettent un intervalle immense entre deux portions d'un même peuple. Mais ce degré d'ignorance où l'homme, jouet du charlatan qui voudra le séduire, et ne pouvant défendre lui-même ses intérêts, est obligé de se livrer en aveugle à des guides qu'il ne peut ni juger ni choisir ; cet état d'une dépendance servile, qui en est la suite, subsiste chez presque tous les peuples à l'égard du plus grand nombre, pour qui dès lors la liberté et l'égalité ne peuvent être que des mots qu'ils entendent lire dans leurs codes, et non des droits dont ils sachent jouir. »

Nous avons à exercer une vigilance vis à vis de la montée en puissance des revendications séparatistes au nom d’un « droit à la différence » qui génère un communautarisme. Et nous ne saurions nous contenter, pour y faire face, d’un « politiquement correct », qui relèverait d’un faux consensus.

Le « droit à la différence », étendard prétendument indiscutable, que brandissent, dans notre République, les séparatistes, est-il autre chose qu’un leurre s’il n’est pas subordonné au « droit à l’indifférence » de notre laïcité ? Il nous faudra regarder de plus près sa potentielle teneur toxique.

La laïcité prévoit que certaines de ces différences, susceptibles, si elles n’étaient pas encadrées, de nuire au vivre ensemble, ont toute latitude pour s'exprimer dans un registre privé. Pour préserver le partage d’un espace commun. Le communautarisme, lui, ne se réfère qu’à ce qui sépare, jamais à ce qui unit.

Nous n’avons pour autant rien à gagner au « politiquement correct », sous la modalité d’un « pas de vagues », facteur de destruction plutôt que d’apaisement. Rappelons-nous qu’en plein « siècle des Lumières » L’Émile de Rousseau, jugé scandaleux notamment par son passage intitulé La profession de foi du vicaire savoyard, fut condamné par le Parlement de Paris à être lacéré et brûlé. Le gouvernement de Genève lui emboîta le pas, en étendant la mesure, pour faire bonne mesure, au Contrat social. Kant, dans Qu’est-ce que les Lumières, faisant écho à cet autodafé, rappela la maxime latine : « César n’est pas audessus des grammairiens ». Et dans le Projet de paix perpétuelle, il appela à se méfier des petits arrangements secrets, de l’évitement de ce qui fâche, du recours au non-publié parce que non-publiable. De telles compromissions font mal.

Nous ne saurions réduire notre métier à un partage de l’intelligible. Il est aussi partage du sensible, accès à la saveur des mots qui se goûtent autant qu’ils s’analysent. Ouverture au sentiment de plaisir et de peine. Notre enseignement, parce qu’il invite aussi bien à penser qu’à ressentir, nous met en première ligne pour remédier aux fêlures de notre humanité.

Rousseau préconise l’éducation au sensible, ne conçoit le rapport à l'autre que comme réciproque et républicain. Pour qu'à la servitude des penchants particuliers succède la liberté d'une loi donnée à soi par soi, une sensibilité effective, appelée sympathie ou convivialité, est essentielle. Le citoyen, pour s'humaniser, se doit d'affiner une compétence à ressentir. Faculté de « se mettre à la place de l’autre », d’éprouver, en juste proportion, ce qu’il éprouve. Pas de liberté ni d’égalité sans fraternité, pulpe et chair de la démocratie.

Je peux bien être intelligent, avoir l'ingéniosité d'un organisateur de basses œuvres, le savoir-faire d'un exécutant méticuleux. Mais si je n'ai pas au dedans de moi cette inscription sensible qui me fait saisir le mal ou le bien que je peux occasionner, ni en quoi tel acte portera ou non atteinte à l'humain en l'autre et en moi, alors j'en reste à la barbarie de l'abstraction exclusive. Cette brutalité, détachée, se dérobe à la sensibilité qui nous attache les uns aux autres.

De cette violence, Samuel Paty fut la victime.

Devant lui, nous nous inclinons.

« Qui prête au bienveillant les rumeurs de l'hostile

A l'irréfléchi le destin du mutiné ?

L'inhumain ne s'est pas servilement converti

Au comptoir des mots enchantés Indiscernable il rôde sur le tracé des flaques

Et gouverne selon son sang

[…]

Hâte-toi

Hâte-toi de transmettre Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance. » René Char. Commune présence.

Le conseil d’administration de l’APHEC. 21 octobre 2020.

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