« On n’attendait pas l’IA sur certaines compétences complexes comme la créativité »
Dans le cadre du salon HR Technologies fin janvier, Yann Ferguson, directeur scientifique du LaborIA, est revenu sur les progrès inattendus de l’IA au travail.
Au fur et à mesure du développement de l’IA, les entreprises ont compris qu’il s’agissait d’une transformation majeure, qui allait considérablement impacter le monde du travail. Mais les progrès permis par l’IA ne sont pas forcément ceux qu’elles attendaient, nous explique Yann Ferguson, sociologue à l’Inria et directeur scientifique du LaborIA, une initiative lancée par l’Inria et le ministère du Travail et de l’Emploi, fin 2021, pour accompagner les politiques publiques sur l’intégration de l’IA dans les environnements de travail.
Quelles ont été les premières tâches pour lesquelles les entreprises ont utilisé l’intelligence artificielle ?
Yann Ferguson : Au départ, on pensait que l’IA allait d’abord entrer dans un métier en prenant en charge ses tâches routinières, répétitives, qu’on appelle pénibles ou à faible valeur ajoutée. De 2010 à 2020, l’essentiel de l’approche de l’IA a été d’automatiser ce type de tâche pour libérer le travailleur, qui pouvait alors se concentrer sur des missions qui ont plus de sens.
Finalement, au début des années 2020, on s’est aperçu que ce n’était pas sur ces tâches-là que l’IA était la plus performante…
Y.F : En effet, on se rend compte que la logique d’introduction de l’IA au travail est assez différente de celles des autres technologies. De plus en plus, les utilisations de l’IA vont vers des tâches cognitives, de haut niveau, à forte valeur ajoutée et non répétitives. On constate que la machine possède un certain nombre de qualités pour réaliser des tâches complexes. Par exemple, elle est très performante pour identifier des unités de sens dans de grands ensemble de données, pour aider à la prise de décisions. C’est le genre de compétences qu’on attend chez un directeur général ou un ingénieur.
Les métiers les plus exposés à l’IA ne sont donc pas forcément les moins qualifiés ?
Y.F : Là où l’on considérait, il y a une quinzaine d’années, que les métiers les plus administratifs ou industriels étaient les plus exposés à l’IA, on se rend compte, aujourd’hui, que les directeurs généraux, les ingénieurs ou les managers sont les plus impactés par l’essor de cette technologie. Que ce soit dans les grands groupes, les ETI ou les PME, tous les métiers peuvent être concernés par le développement de l’IA. C’est une technologie transversale, multisectorielle, multitâche, qui nécessite une bonne compréhension de ce qu’elle est, et oblige les entreprises à prendre de bonnes décisions sur le type de technologie qu’elles vont choisir, parce que ce n’est pas du tout anodin.
Concernant les progrès de l’IA générative, sont-ils, de la même manière, plus spectaculaires sur des tâches à haute valeur ajoutée ?
Y.F : L’IA générative, sortie en novembre 2022, a créé un séisme en proposant des modèles de langage capables de créer des textes, de l’image et des vidéos. Il y a une compétence sur laquelle on n’attendait pas l’IA, c’est la créativité. Grâce à l’IA générative, certaines personnes se sont mises à faire des choses qu’elles ne savaient pas faire parce qu’elles n’avaient pas ces compétences spécifiques : créer des logos, écrire des chansons… Or, ça fait débat : la créativité était considérée jusque-là comme le propre de l’humain, une caractéristique qui le définissait fondamentalement par rapport aux machines et aux animaux. La frontière n’est plus si nette. Pour autant, on peut se poser la question suivante : doit-on considérer les productions de l’IA générative comme véritablement créatives ? La réalité est que ces textes, images ou vidéos répondent à des standards, à des canons, ils ne sont pas de l’art au sens d’une proposition nouvelle.
Pourquoi les RH ont intérêt à s’emparer du sujet de l’IA au travail ?
Y.F : Les RH ne doivent pas penser que ce n’est qu’un sujet technique, relevant de la DSI (direction des systèmes d’information). C’est un sujet RH, d’évolution des métiers et des compétences. L’autre problématique qu’elles doivent adresser, ce sont les usages non déclarés de l’IA par les salariés : dans la majeure partie des cas, les travailleurs utilisent des systèmes d’IA dans le dos de leurs managers et de leur DSI. Il faut éviter que ce sujet échappe aux RH.
Autre angle mort, l’enjeu générationnel de ce shadow IA : la majorité de ses utilisateurs ont moins de 25 ans. Là où les collaborateurs plus âgés ont, la plupart du temps, soit essayé et quitté de manière un peu hâtive l’IA, parce qu’ils n’étaient pas satisfaits du résultat, soit ne s’y intéressent pas du tout. Or, les jeunes ont souvent une bonne maîtrise de l’IA mais n’ont pas forcément la compétence professionnelle pour juger de la qualité du résultat produit par cette technologie. A l’inverse, les plus expérimentés sont davantage en mesure d’évaluer la qualité du travail produit, mais ne veulent pas utiliser l’IA. Les RH doivent créer une rencontre entre ces générations pour tirer pleinement profit du potentiel de l’outil.
Quels conseils pouvez-vous donner aux RH pour développer une véritable culture de l’IA dans leur entreprise ?
Y.F : Elles doivent d’abord sortir les pratiques clandestines de la clandestinité, faire le coming out de l’IA et dire pour quoi on l’utilise. Cela passe par une culture partagée des usages de l’IA pour tous, utilisateurs et non-utilisateurs.
Ensuite, les RH doivent regarder avec les équipes sur quel type d’usages de l’IA on peut tirer de la valeur et cartographier ces tâches. Plutôt que de laisser chaque collaborateur choisir comment il utilise l’IA, on va placer cette technologie au cœur du collectif de travail. De manière générale, il faut former plus fondamentalement à l’IA. Car être un bon utilisateur de l’IA en février 2025 ne veut pas dire qu’on le sera encore en juin 2025. La technologie évolue vite, et les pratiques avec. Pour améliorer leur solution en continu, les fournisseurs intègrent à leurs modèles d’IA les pratiques des utilisateurs, c’est-à-dire que le prompt génial que vous avez créé aujourd’hui sera peut-être demain intégré en natif au système d’IA. Tout le monde sera alors capable d’avoir cette valeur, vous ne ferez plus la différence. Il faut donc développer une vraie culture générale de l’IA, passer de l’individu au collectif, du collectif au dialogue social pour que l’on puisse vraiment débattre de ce que cela signifie travailler avec l’IA au sein de chaque organisation.