« L'Occident cède au chantage d'Erdogan »

EXCLUSIF. C'est depuis sa cellule que le leader kurde Selahattin Demirtas s'est confié au « Point ». Sa santé se dégrade, mais il refuse d'implorer un geste du président turc.

Propos recueillis par

Le président turc Recep Tayyip Erdogan.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan.

© ERCIN TOP / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency

Temps de lecture : 6 min

Il y a trois ans et demi, dans le chaos de l'après-coup d'État manqué, le président turc Recep Tayyip Erdogan portait un coup dévastateur à l'opposition démocratique de son pays. En novembre 2016, avec une dizaine d'autres élus, le coprésident du parti prokurde HDP Selahattin Demirtas était jeté en prison.

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Malgré les protestations de ses soutiens en Turquie et dans le monde et les demandes de libération de la Cour européenne des droits de l'homme, l'avocat droit-de-l'hommiste est maintenu en prison par le régime turc. Noyé sous un torrent d'enquêtes et d'accusations, il risque aujourd'hui 142 années de prison. Bien qu'affaibli physiquement, il semble ne rien avoir perdu de sa détermination. Pour Le Point, Selahattin Demirtas revient sur sa vie en prison, ses conditions d'incarcération, la « trahison de l'Occident », Erdogan, le futur du HDP ou encore le pouvoir de la littérature.

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Le Point : Ces dernières semaines, des inquiétudes concernant votre état de santé sont apparues. Votre sœur a même affirmé que l'on refusait de vous soigner. Qu'en est-il aujourd'hui, comment allez-vous ?

<p>Selahattin Demirtas est incacéré depuis 2016.</p>
 ©  Alexander Zemlianichenko/AP/SIPA / AP / Alexander Zemlianichenko/AP/SIPA

Selahattin Demirtas est incacéré depuis 2016.

© Alexander Zemlianichenko/AP/SIPA / AP / Alexander Zemlianichenko/AP/SIPA
Selahattin Demirtas : J'ai malheureusement été confronté à des problèmes de santé qui ne peuvent pas être traités en prison. Les conditions de vie difficiles en détention favorisent le développement de ma maladie et il est absolument impossible que l'état inquiétant de mon estomac, de mes veines et de mon œsophage s'améliore ici. Mais je garde malgré tout un moral fort.

Ma femme représente aujourd'hui ma voix, mon souffle et mon plus grand soutien.

Vous êtes incarcéré à Edirne, dans l'extrême ouest de la Turquie, à plus de 1 300 kilomètres de votre famille. Comment vivez-vous cet éloignement forcé ?

C'est en effet une décision qui vise spécifiquement à punir ma famille.

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Dehors, votre femme, Basak, joue un rôle important pour continuer de faire entendre votre message. Pouvez-vous nous en parler ?

Basak est depuis vingt-cinq ans ma partenaire de vie, mais aussi ma camarade. Quand j'étais en liberté, nous nous sommes toujours soutenus. Elle représente aujourd'hui ma voix, mon souffle et mon plus grand soutien, s'efforçant avec dévouement de continuer à lutter à l'extérieur. Elle est une grande source d'honneur et de fierté pour moi. Elle agit de plus pour que soit mise à l'agenda la situation de nombreux détenus politiques, et pas seulement la mienne.

L'écriture, un acte révolutionnaire qui me libère, détruit les murs.

Depuis votre incarcération, vous avez écrit deux livres*, un troisième est en cours de parution. Pouvez-vous nous expliquer le rôle de l'écriture dans cette nouvelle vie ?

L'écriture est mon acte de protestation le plus fort ici. C'est un acte révolutionnaire qui me libère, détruit les murs et me permet d'aller à la rencontre du monde extérieur.

Vous publierez prochainement Leylan : quelques mots sur ce nouveau projet ?

Leylan est un roman que j'écris depuis près de deux ans. « Leylan », en kurde, signifie mirage. Dans cette fiction constituée de couches entremêlées, j'ai essayé de raconter, au travers de deux histoires d'amour différentes, le lien entre les particularités des relations humaines et les développements politiques et sociaux. Du point de vue philosophique, ce roman a aussi été l'occasion de débattre du sens de la vie, du bonheur et de liberté. Il ne m'a tout de même pas été facile d'écrire sur ces sujets depuis ma cellule. Le vrai verdict reviendra évidemment aux lecteurs. J'attends leur réaction avec impatience.

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Abdullah Zeydan est un camarade du HDP, mais, depuis deux ans et demi, il est aussi votre compagnon de cellule et votre premier lecteur. Pouvez-vous nous parler de lui et de votre vie commune ?

Mon camarade Abdullah Zeydan, également collègue député, est une personne très précieuse avec laquelle j'ai noué une amitié de lutte depuis de nombreuses années. Il est mon plus proche soutien et ma force psychologique au quotidien ici. J'ai beaucoup bénéficié de sa présence à mes côtés au cours de l'écriture de mes livres, de la préparation de mes discours de défense pour les procès et sur bien d'autres sujets. L'un pour l'autre, comme des âmes sœurs, nous avons réussi ici à créer une vie productive à deux.

Nous estimons que ce serait déshonorant de demander notre libération à Erdogan.

Vous vous considérez comme « un otage politique » et, lors de vos procès, vous refusez de demander au président Erdogan votre libération. Pouvez-vous nous expliquer ?

Nous avons tous été mis en prison sur les instructions et les menaces brandies par Erdogan en direct dans les médias. Le gouvernement Erdogan a démis de leurs fonctions près de 5 000 juges et procureurs (ce qui représente la moitié de leurs effectifs). Les magistrats ont peur d'être renvoyés ou incarcérés s'ils prennent une décision susceptible de provoquer la colère d'Erdogan. Il est donc impossible que nous soyons libérés sans qu'il donne son accord. Nous estimons que ce serait déshonorant de demander notre libération à Erdogan. Notre sort dépendra donc de l'issue de notre lutte politique.

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Malgré les appels de vos nombreux soutiens en Turquie et en Europe, les demandes de libération de la CEDH et d'un tribunal turc, vous êtes maintenu en prison. Pourquoi ces résistances des autorités à appliquer ces décisions ? En tant que figure du mouvement politique kurde, représentez-vous une trop grande « menace » pour Erdogan si vous êtes libéré ?

Erdogan se méfie beaucoup de moi, il a même peur. Depuis trois élections, il essaie de gagner en me gardant en prison. Mais, dorénavant, mon maintien en détention ne lui permet plus de gagner. Il a d'ailleurs subi une lourde défaite aux dernières municipales, et je suis sûr qu'elle sera encore plus grande aux prochaines élections législatives.

Même si vous n'êtes plus à la tête du HDP et que vous êtes retiré, de force, de la vie publique. Espérez-vous encore pouvoir jouer un rôle politique dans le pays ?

Les relations que j'entretiens avec le peuple et avec mon parti sont très fortes et fondées sur la confiance. Je peux donc jouer un rôle politique tout en n'étant pas à la tête du parti, car le peuple croit en moi et me fait confiance. J'écoute le peuple et prends mes décisions en fonction de lui.

Le monde occidental ferme les yeux sur les violations graves des droits de l'homme

En Turquie, les arrestations d'opposants, les procès politiques et le musellement de la presse se poursuivent. Une situation face à laquelle les gouvernements occidentaux semblent s'être résignés. Selon vous, pourquoi nous sommes-nous habitués à « coexister » avec cette Turquie autocratique ?

Le monde occidental ferme les yeux sur les violations graves des droits de l'homme et l'arbitraire en Turquie en cédant au chantage d'Erdogan sur des sujets comme la crise des réfugiés, la Syrie, la Méditerranée orientale. C'est, selon moi, une grande honte et un déshonneur pour les gouvernements membres de l'UE car, ce faisant, ils tournent avant tout le dos à leurs propres valeurs et aux valeurs de l'UE.

Même élus démocratiquement l'an dernier, les maires du HDP ont été systématiquement remplacés de force par des administrateurs aux pouvoirs extraordinaires (financiers, sécuritaires, culturels). Comment convaincre alors les électeurs de continuer à vous soutenir et continuer à militer ?

Nos électeurs font preuve d'une grande capacité à défendre leur dignité, malgré une répression féroce. Au fur et à mesure, il est évident que leur foi dans les urnes s'affaiblit. La direction du parti cherche néanmoins à maintenir l'espoir des électeurs en persistant sur la voie de la politique démocratique en dépit des circonstances. Si cette tâche est difficile, nous n'avons pourtant d'autre choix que de réussir. Au-delà des élections, notre parti accorde également une grande importance au développement de la lutte par des actions dans la société civile, comme des événements politiques, des meetings, ou des manifestations ; c'est d'ailleurs de cette façon que nous parvenons à nous maintenir debout.

*Et tournera la roue eL'Aurore aux Éditions Emmanuelle Collas.

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Commentaires (20)

  • maraval59

    ... La tyrannie, les despotisme d Erdogan que l'on combattait farouchement chez Khadafi ou El Assad ?
    Il mérite le même traitement... Non tous les Hitlers en puissance ne sont pas anéantis hélas...

  • P'tit-Loup

    Bonjour.
    Oui, vous avez tout à fait raison, mais je dirais pour nuancer que c'est l'Allemagne face à Herr Dogan qui cède et qui entraîne l'Europe à sa suite.
    Cdt.

  • Karl Abruti

    C'est l'allemagne