Le Passe Muraille

Annemarie Schwarzenbach ou la puissance de la fragilité

     

Adios Schéhérazade V,

par Alain Dugrand

À propos des écrits africains (1941-1942) réunis dans Les Forces de liberté

 L’œuvre d’Annemarie Schwartzenbach ne sera jamais otage de quiconque. Ses préoccupations, ses pages, ses reportages, ses convictions enfin, sa fragilité même, la préservent en outre de toute suspicion de narcissisme artiste. Cette ombre diaphane veille sur une somme littéraire farouche, radicale, de pages dépourvues de poses, mais d’un instinct devant les vérités impératives, d’une fidélité vibrante aux faits éprouvés, constatés. Le sens moral, en somme.

Voyageuse aboulique, la vie se déroulant, elle se précipita à corps perdu dans les fracas du temps. Antifasciste conséquente quand il le fallait, au contraire des progressistes de la dernière heure, ces résistancialistes qui s’érigèrent « héros acteurs » sur les cendres refroidies de la guerre mondiale.

En septembre 1942, pour tout dire, jeunesse foudroyée dans une chute de bicyclette à Sils-Baselgia, Engadine, elle n’aurait jamais, outre-Rhône, de celles qui « pigèrent » pour les ondes nazies de Radio-Paris, ou, sous Vichy cette autre qui rédigea des vade-mecum à l’usage des candidats coloniaux qui nourrissaient le veux de s’établir pour affaires dans l’Indochine…

Heureux donc les happy-few admiratifs du ton, du style Schwarzenbach, une vingtaine de volumes, reportages et correspondances de la tendre amie des Klaus, Erika, enfants de Thomas Mann qui nommaient cette beauté androgyne « l’ange dévasté ». Née en 1908 d’une puissante famille zurichoise, Annemarie s’était écartée d’un clan trop sensible aux sirènes totalitaires du III° Reich. Etudiante en histoire à Zurich, elle est l’amie pour toujours d’un Français remarquable, Claude, fils de la poétesse Catherine Pozzi et du dramaturge-administrateur de la Comédie française, Edouard Bourdet. Résistant actif, initiateur de Combat, futur Compagnon de la Libération, Claude Bourdet sera l’un des correspondants privilégiés d’Annemarie (Lettres à Claude Bourdet, 1931-1938, éditions Zoé). Correspondance promise à l’autodafé par sa propre famille honnie, ainsi des lettres de Klaus, Erika Mann, Erich Maria Remarque, Ella Maillart, Martin du Gard, celles, encore, d’une Carlson McCullers follement amoureuse qui lui dédicacera Reflets dans un œil d’or.

Les Forces de liberté rassemblent une dévastation ultime, celle des années 30, une glissade vers un Golgotha spirituel, l’incompréhension, le rejet, puis la trahison enfin…

Comprendre Schwarzenbach, c’est lire aussi les pages d’Ella Maillart, La Voie cruelle singulièrement (Voyageurs Payot). Dans ce récit de deux aventurières en piste pour l’Afghanistan, Ella, l’aînée, dépeint Annemarie sous les traits d’une « Christina » afin de préserver la famille zurichoise. En juin 1939, cinq années séparent Ella d’Annemarie quand elles  décident de prendre la route. La cadette est heureuse de piloter la Ford moteur V8 de 18 chevaux, pour rejoindre l’Orient. Un long voyage peuplé d’angoisses, la dépression constante de Christina, la morphine, ses lassitudes encore, mais les surgissements d’énergie de cet astre noir. Dans une Europe troublée, frissonnante, convaincue du pire, les deux passionnelles ne tiennent aucun compte du calendrier, leur passion impose. « Quant à Christina, écrit Maillart elle aussi avait reçu le conseil de ne pas voyager avec moi, parce que j’étais immorale et cynique : n’avais-je pas écrit dans l’un de mes livres que je partais pour l’Asie avec du Salvarsan dans mon sac, preuve que j’étais décidée à vivre licencieusement ! Christina avait calmement répondu : ‘’Kini voulait à tout prix vivre avec les nomades, ils sont connus pour le haut pourcentage de leurs maladies vénériennes. Voilà pourquoi elle s’était munie de ce remède, au cas où elle serait contaminée en buvant dans leurs récipients crasseux.’’ » Dans les années 20, Ella-Kini avait excursionné, emprunté les ornières du Tukerstan, du Caucase, usant de tous les moyens de se mouvoir, volant, selle et crampons, elle laissait Pékin en 1935 pour gagner le Cachemire, traversant une Chine meurtrie par les seigneurs de la guerre.

Annemarie Schwarzenbach est donc cette fascinante personne ; « homosexuelle, libre dans ses amours, et d’ailleurs sans cesse intensément amoureuse, comme si vivre autrement n’était pas vraiment vivre ; très aimée en retour », note Nicole Le Bris, préfacière des Forces de liberté. Antifasciste conséquente quand d’autres sous l’occupation nazie s’apprêtaient à passer « les plus belles années de leur vie », Annemarie mène une existence où tout est action, élan, n’est-elle pas, dès 1933, l’une des créatrices de la revue antinazie Die Sammlung, le Rassemblement, avec Klaus Mann. Cohérence, radicalité, puis, au surplus des principes, le courage. « Chez elle, vont ainsi rigoureusement de pair depuis toujours l’idéal de liberté et la conscience aiguë que nous sommes comptables du sort de nos frères humains, ce qu’elle appelle la Condition Humaine, note la préfacière. Cette haute idée de la liberté, Annemarie en est pour partie redevable aux récits fondateurs de son pays, la Suisse. Mais aussi à l’éducation qu’elle a reçue. Bien qu’elle se maintienne en dehors des religions instituées, les lectures bibliques dont on a nourri son enfance l’ont marquée d’un sceau définitif. Pour elle, la vie humaine est élan vers une transcendance, nostalgie d’un absolu ; et les grands récits de le Genèse constituent l’armature où s’inscrit sa conception tragique de notre condition commune : la création de l’homme libre comme potentiellement ‘’l’égal de Dieu’’. »

Aux confins des bonnes personnes qui cantonnent la littérature au rayon « art de vivre », Annemarie est un bloc de convictions nourries d’honneur, de pessimisme.

Fin 1939, Annemarie-Christina est à Kaboul quand la guerre éclate en Europe. « En janvier 1940, poursuit Nicole Le Bris, antifasciste résolue, elle supporte mal de rester à l’écart, elle regagne la Suisse, tandis qu’Ella prendra la route de l’Inde. »

Pourvue d’un passage pour le Congo, Annemarie quitte Zurich pour Lisbonne le 12 avril 1941. Visa accordé, elle embarque à bord du navire portugais Colonial pour Pointe-Noire, dans le Golfe de Guinée. Le 27 octobre 40, Brazzaville, rallié à de Gaulle, est devenue la capitale de la France Libre. « Si j’avais obtenu un visa, dans un moment où voyager est devenu si difficile, c’était en qualité d’’’antifasciste’’ et en tant que reporter dotée d’un peu d’expérience, capable d’écrire pour les journaux de Suisse, pays neutre, des articles sur les régions associées aux combats des Alliés : régions que les gens de la profession visitent rarement, pour ne pas dire jamais, si bien que l’’’effort de guerre’’ de ces pays reste méconnu. Ma présence était donc facile à justifier, et je m’attendais à recevoir bon accueil, à me trouver en milieu ami, tout simplement. En temps de paix, j’avais parcouru des pays soumis à un régime dictatorial et policier, comme l’Union soviétique, la Turquie ou l’Iran, et je m’étais heurtée à quantité d’obstacles, mais comme j’avais des papiers en règle et des intentions innocentes, j’avais toujours réussi à les surmonter. »

Las ! Au terme du long voyage océanique, l’accueil n’est pas celui espéré. Annemarie débarque dans une atmosphère sourde, exaspérée, jalouse, pétrie de préventions à l’égard de cette « Allemande » qui se soucie un peu trop des noirs malmenés, de l’attitude des colonies blanches, belge comme et tricolore. A la courbe du fleuve entre Congo Belge et Empire Equatorial Français, qu’elle traverse plusieurs fois par semaine par la barge qui relie Léopoldville au Pool, elle écrit : « Je connais ainsi une jeune femme, mère de trois jeunes enfants, dont le mari – un prospecteur d’or de nationalité française, un homme irréprochable – fut jeté en prison le jour où les troupes de la France Libre entrèrent au Gabon – par l’un de ses anciens employés qui s’était soudain retrouvé en uniforme à croix de Lorraine. Jamais on ne demanda à cet homme s’il voulait, dans cette singulière guerre civile qui divise la France, prendre parti pour le gouvernement vaincu de Vichy, ou continuer à se battre comme « Français Libre » aux côtés des Alliés. Il fut étiqueté « suspect » et resta en prison. Sa femme se retrouva sans ressources, on la chassa de chez elle, on confisqua sa voiture. C’était il y a six mois. A présent, son mari se voit proposer une alternative : ou bien une déclaration d’adhésion à la « France Libre », ou bien le camp de concentration. Comment signer pareille déclaration quand on n’a plus liberté de choisir selon sa conviction ? Il a refusé. Et pourtant, sa femme m’assure qu’au moment de l’effondrement de Vichy, il n’attendait qu’une occasion pour continuer la lutte contre l’Allemagne nazie qu’il haïssait. »

Dans un style tendu, admirable, frôlant le désespoir, souvent, Les Forces de liberté ajoutent encore au génie salvateur d’Annemarie Schwarzenbach. A New York, dans les Etats du Sud américain, comme à Brazzaville ou Léopoldville, cette antifasciste conséquente qui ne sait garder son stylo dans sa poche devient  victime de la censure des autorités belges et françaises. « C’est un fait : j’avais donc bel et bien cessé d’être une compagne de combat pour les gouvernements et la population de ces colonies, leur donnant ainsi toutes raisons de ne plus me chercher une mission. En m’accablant d’accusations fausses, en m’intentant un procès absurde, ils avaient mis au jour certains maux. Ils m’avaient contrainte à prendre conscience de la nature profonde, de la généralité de ces maux. Faute de quoi j’aurais été amenée à me raidir, à lutter pour mes droits, à accuser en retour – à faire ce qui conduit tant de gens, aveuglés par la révolte, à passer dans l’autre camp. Je n’accuse personne, je ne nourris aucun grief personnel contre l’un ou l’autre de mes ‘’juges’’ de mes ‘’ennemis’’. Mais je l’ai compris : leurs façons de faire ne sont pas les miennes, et nos convictions ne sont pas les mêmes. Je pense que tout être dans le malheur est mon frère, même quand, soupçonné sans preuve, il se trouve enfermé dans un camp comme communiste, nazi ou défaitiste. En revanche, je ne crois pas qu’un homme soit mon frère au motif qu’il se trouve, pour des raisons de hasard, par exemple en tant que ‘’Français Libre’’, politiquement du même côté que moi. »

A.D.

Annemarie Schwarzenbach, Les forces de liberté (écrits africains 1941-1942), introduction et postface de Nicole Le Bris, éditions Zoé.

 

 

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