La percolation, jeu de pavages aléatoires

Piste rouge Le 28 janvier 2012  - Ecrit par  Duminil-Copin, Hugo Voir les commentaires (3)

Cet article a été écrit en partenariat avec Pour la Science


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Une première version de cet article a été publiée dans le magazine « Pour la science ». En partenariat avec ce site, Images des maths a le plaisir de publier aujourd’hui une nouvelle version de cette présentation des modèles de percolation.

La percolation désigne, à l’origine, le passage d’un fluide à travers un solide perméable.
Pour analyser de tels processus, les scientifiques ont conçu des modèles aléatoires simples pour lesquels il est possible de se poser des questions élémentaires.
L’étude des modèles de percolation s’est révélée riche et participe au progrès de divers domaines scientifiques.
En mathématiques et en physique théorique, les modèles de percolation contribuent aux recherches sur la symétrie conforme.

Maxime fait face à sa cuisine, songeur. Sa famille l’a chargé d’une mission de la plus haute importance : carreler la pièce avec des dalles hexagonales. Comme si cela ne suffisait pas, ses enfants se sont disputés pour le choix des couleurs, jaune ou bleu (les enfants ont parfois des goûts surprenants). Comme Maxime n’aime pas les conflits, il a décidé de choisir la couleur des dalles aléatoirement et équitablement. Chaque fois qu’il posera une dalle, il choisira sa couleur en tirant à pile ou face.
Il lance une pièce de monnaie : pile ! Le premier carreau est jaune. Il le pose dans le coin le plus éloigné de la porte. Il relance sa pièce : face ! Le carreau adjacent au précédent est bleu. Très rapidement, Maxime s’interroge sur le résultat final, non pas sur la beauté de sa future cuisine, mais plutôt sur son aspect ludique. Par exemple, lui sera-t-il possible de traverser la pièce en ne marchant que sur des hexagones bleus contigus ? Ou, s’il préfère marcher sur les lignes séparant les hexagones bleus des hexagones jaunes, combien de pas lui faudra-t-il, en partant de la porte, pour atteindre le mur opposé ?

Sous leur apparence ludique, les questions de Maxime intéressent mathématiciens et physiciens depuis plus d’un siècle. Le coloriage aléatoire d’un réseau – ici les hexagones forment un réseau en nid d’abeilles – est un modèle dit de percolation (du latin percolare, couler à travers). L’origine étymologique de ce modèle est la percolation d’un liquide à travers une matière poreuse, par exemple l’eau à travers du café moulu.

La véritable étude scientifique des modèles de percolation a débuté avec les travaux de l’ingénieur Simon Broadbent et du mathématicien John Hammersley, en Angleterre. Ils ont introduit en 1957 un tel modèle afin de comprendre comment les poussières pouvaient obstruer les masques à gaz. Depuis, la percolation n’a cessé de susciter l’intérêt des scientifiques, notamment parce qu’on la rencontre sous une forme ou une autre dans de nombreux phénomènes : écoulement d’un fluide dans un matériau poreux, gélification d’un liquide, propagation d’un incendie ou d’une épidémie, passage du courant électrique dans un mélange de matériaux conducteurs et isolants, etc.
Prenons l’exemple des feux de cimes. Ces incendies de forêts sont caractérisés par le fait que le feu se propage d’un arbre à l’autre si leurs feuillages se touchent. Si l’on modélise une forêt par un ensemble d’hexagones, certains étant occupés par un arbre, d’autres non, l’étude de la propagation de l’incendie revient à étudier les amas d’arbres adjacents. Bien entendu, les feux de cimes ne sont pas les plus fréquents. En général, le feu se propage surtout par les racines et non par le feuillage. Un modèle de percolation n’est donc qu’une caricature de phénomènes complexes.

Un modèle simple, mais riche

Cependant, la simplification permet de dégager certaines propriétés intrinsèques, indépendantes des détails spécifiques du phénomène considéré. Ainsi, il y a quelques années, Bernard Sapoval, à l’École polytechnique, a étudié les phénomènes de corrosion et a relevé des similarités frappantes avec les propriétés de la percolation (voir la figure ci-dessous). Plus récemment, en 2008, la théorie de la percolation a permis à une équipe anglo-néerlandaise de comprendre les épidémies de peste qui frappent les grandes gerbilles au Kazakhstan.

La frontière entre la région rouillée et le domaine intact de cette plaque de fer ressemble à une courbe $SLE(6)$ qui est reliée à la limite d’échelle du modèle de la percolation (voir plus bas pour une description détaillée). Cette courbe est aléatoire et fractale. De fait, certains liens ont été établis entre les phénomènes de corrosion et la percolation. La simulation du $SLE(6)$ est dûe à V. Beffara.

Dans cet article, nous nous limiterons au simple modèle de percolation géométrique que constitue le pavage d’une pièce par des hexagones. Nous verrons que les réponses aux questions de Maxime, et à d’autres du même type, sont surprenantes et font de la percolation un modèle fécond.

Aller d’un côté à l’autre

Revenons à la première question de Maxime. Une fois le carrelage achevé, sera-t-il possible de traverser d’un mur à l’autre en marchant uniquement sur des hexagones bleus adjacents ? Comme Maxime s’est posé la question avant d’avoir carrelé sa cuisine, il ne peut pas affirmer si la pièce sera traversable ou non : le choix de la couleur des carreaux étant aléatoire, il n’a pas l’information nécessaire.

Il est impossible de savoir a priori si la pièce sera traversable ou non, mais on peut estimer la probabilité que cela arrive. Un joueur de loto ignore s’il va gagner ou non, mais il peut calculer la probabilité de toucher le gros lot : en tenant compte du fait que tous les numéros ont la même chance d’être le numéro gagnant, la probabilité que le joueur gagne vaut $1/N$, où $N$ est le nombre de numéros possibles (pour le loto français, $N$ est égal à $19$ millions environ). Dans notre cas, nous pouvons nous demander également quelle chance a Maxime de pouvoir traverser sa pièce. Le calcul sera bien plus complexe que pour le loto.

Imaginons que la cuisine de Maxime soit carrée. Dans ce cas particulier, le calcul de la probabilité qu’il y ait un chemin allant d’un mur à l’autre est assez simple. On peut remarquer que nous sommes face à une alternative : soit il existe un chemin d’hexagones bleus allant de gauche à droite, soit il existe un chemin d’hexagones jaunes allant de haut en bas qui empêche l’existence d’un chemin d’hexagones bleus allant de gauche à droite (voir la figure ci-dessous). De plus, la probabilité d’avoir un chemin jaune traversant de haut en bas est la même que celle d’avoir un chemin bleu traversant de gauche à droite, puisque la pièce est un carré et que le problème reste le même si l’on échange le jaune et le bleu (le choix de la couleur étant fait avec les deux probabilités égales à $1/2$). Ainsi, nous pourrons traverser dans la moitié des cas, ce qui signifie que la probabilité de traverser vaut $1/2$. En conclusion, la question de Maxime admet une réponse élémentaire pour une cuisine carrée et deux couleurs équiprobables.

Deux pavages possibles d’une pièce où la couleur des carreaux est tirée au hasard équitablement, à pile ou face. Nous faisons face à une alternative, ou bien un chemin bleu traverse de gauche à droite, ou bien le bord extérieur droit de l’ensemble des hexagones bleus reliés au bord gauche constitue un chemin jaune de haut en bas.

Dans la suite, sauf mention contraire, on supposera toujours que les deux couleurs ont la même probabilité, ce qui correspond à la percolation dite critique, la situation la plus intéressante et pour laquelle il existe des méthodes d’analyse théorique puissantes.

Nous venons de considérer le cas d’une pièce carrée. Qu’advient-il lorsque la pièce n’est plus carrée, mais rectangulaire ? Cette question a été posée pour la première fois en 1894, sous une forme un peu différente, par le mécanicien et mathématicien américain De Volson Wood dans le mensuel The American Mathematical Monthly. L’éditeur avait alors commenté : « C’est un très bon problème, et si quelqu’un nous en fournit une solution complète, nous la publierons dans le prochain numéro. » Il était trop optimiste, car la question est restée ouverte pendant plus d’un siècle...

On peut d’abord noter que l’argument utilisé pour une pièce carrée ne fonctionne plus dans le cas d’un rectangle, puisque la probabilité d’un chemin bleu de gauche à droite n’est plus la même que la probabilité d’un chemin jaune de haut en bas. À vrai dire, il est impossible de calculer exactement la chance de pouvoir traverser. Cependant, on peut s’intéresser à une question très proche.

Quand la taille des carreaux tend vers zéro

Jusqu’ici, nous n’avons pas précisé la taille de la pièce ou, de façon équivalente, la taille des hexagones. Si Maxime pave sa cuisine carrée de trois mètres sur trois par des hexagones ayant dix centimètres de côté, ou trois centimètres, le raisonnement précédent pour la pièce carrée s’applique encore et la probabilité de pouvoir traverser la pièce reste égale à $1/2$. Mais si la cuisine fait trois mètres sur quatre, le résultat dépendra a priori de la taille des hexagones.

Poussons le raisonnement plus loin et imaginons un pavage par des hexagones de un micromètre, de un nanomètre, etc. En considérant ainsi des carrelages faits d’hexagones de plus en plus petits, la probabilité de traverser se rapproche de plus en plus d’une valeur qualifiée de probabilité limite. La percolation étant un modèle pertinent seulement pour des systèmes contenant un très grand nombre d’hexagones, l’approximation consistant à supposer que la taille des hexagones tend vers zéro est naturelle. Quelle est la valeur de la probabilité limite pour une pièce rectangulaire ?

La réponse à cette question est venue en plusieurs temps. Tout d’abord, appelons « limite d’échelle » de la percolation le modèle obtenu en faisant tendre vers zéro la taille des hexagones. De nombreux autres modèles de la physique statistique (discipline qui étudie les systèmes composés d’un très grand nombre de particules) admettent une limite d’échelle. Or on montre que la limite d’échelle des modèles bidimensionnels de physique statistique peut être décrite par une théorie quantique de champs bidimensionelle. La physique des champs étant un domaine très développé de la physique, cette connection est cruciale pour l’étude des modèles planaires.

En 1984, les physiciens russes Belavin, Polyakov et Zamolodchikov, qui ont tous trois Alexander pour prénom, ont présenté des arguments montrant que ces champs bidimensionnels, limites de modèles bidimensionnels de physique statistique lorsque la taille de chaque élément tend vers zéro, ont un immense groupe de symétries : le groupe des « transformations conformes ». Il s’agit des transformations du plan qui conservent en chaque point les angles, mais pas nécessairement les distances. Les exemples les plus simples sont les translations, les rotations et les homothéties, mais il en existe une infinité d’autres. En fait, on montre que toute fonction $f$ d’une variable complexe $z$ qui est analytique et injective représente une transformation conforme dans le plan (« analytique » signifie qu’au voisinage de tout point $z_0$, $f(z)$ peut s’exprimer sous la forme d’une somme, éventuellement infinie, de puissances entières de $(z – z_0)$. Des exemples de fonctions analytiques incluent les polynômes, les fonctions sinus, cosinus, la fonction racine carrée (lorsque définie correctement pour les nombres complexes), etc... La remarquable prédiction $BPZ$, du nom de ses trois auteurs, fit naître un domaine entier de la physique : la théorie conforme des champs, dont les ramifications vont jusqu’à la théorie des cordes.

Une application conforme est une transformation du plan qui laisse inchangés en chaque point les angles. Les exemples les plus simples sont les translations, les rotations et les homothéties, mais une infinité d’autres existent. L’une d’elles, illustrée ici, transforme un disque en un carré. Les lignes noires permettent de remarquer que les croisements à angle droit se conservent d’une figure à l’autre. En dimension supérieure à 2, l’ensemble des transformations conformes est beaucoup moins riche.

Du carré au rectangle

Dans le cas de la percolation et de ses probabilités de traverser d’un côté à l’autre, la prédiction BPZ implique que la probabilité limite est identique dans deux pièces différentes à condition que l’on puisse transformer l’une de ces pièces en l’autre par une transformation conforme. C’est ce qui permit au physicien britannique John Cardy de prédire, au début des années 1990, la valeur de la probabilité limite.

La formule qui donne, pour un rectangle, la probabilité limite d’être traversable est une expression compliquée, où interviennent des fonctions dites hypergéométriques. Toutefois, le mathématicien suédois Lennart Carleson (prix Abel en 2006 pour l’ensemble de son œuvre) remarqua qu’elle revêt une forme particulièrement élégante lorsque la pièce a une forme de triangle équilatéral de coté unité (voir la figure ci-dessous).
Plus précisément, notons $a, b$ et $c$ les coins de cette pièce. Comme nous avons jusqu’ici considéré des pièces à quatre murs, ne nous arrêtons pas en si bon chemin et plaçons le quatrième coin $d$ de la pièce sur le segment $ca$ (de longueur un), à distance $x$ de $a$. On a donc une pièce à quatre murs, $ab, bc, cd$ et $da$. La formule de Cardy est alors très simple : la probabilité limite que l’on puisse traverser depuis le mur $da$ jusqu’au mur opposé $bc$ est égale à $x$. Ce résultat n’est pas surprenant lorsque $x = 1/2$, le raisonnement fait dans le cas du carré pouvant être adapté à ce cas particulier. En revanche, pour des valeurs différentes de $x$, il est stupéfiant.

Un chemin percolant qui relie, par des hexagones bleus, le bord DA au côté BC d’un réseau en forme de triangle équilatéral. Si les côtés de ce triangle sont de longueur unité, et si la longueur du bord DA est égale à x, la probabilité limite (obtenue quand la taille des hexagones tend vers zéro) qu’il y ait un tel chemin est égale à x.

J. Cardy s’était appuyé sur de nombreux résultats de théorie conforme des champs qui ne sont pas prouvés. Restait donc à démontrer rigoureusement sa formule. La dernière pierre de l’édifice fut posée en 2001 par le mathématicien russe Stanislav Smirnov, de l’Université de Genève : il apporta enfin, avec 107 ans de retard, la réponse attendue par l’éditeur de The American Mathematical Monthly (notez que la question étant originellement posée pour une pièce de taille fixée, et non dans la limite d’échelle). Elle porte le nom de formule de Cardy-Smirnov. L’élégante preuve de S. Smirnov, qui tient en quelques pages, utilise de façon fondamentale les transformations conformes. Elle a valu à ce chercheur de nombreux prix, en particulier une médaille <lexique|mot=Fields> en 2010.

Fractales et aléatoire

Intéressons-nous maintenant à la deuxième question de Maxime. On suppose qu’il se trouve au seuil de sa cuisine, à l’intersection de deux hexagones du bord de son carrelage, un bleu à sa gauche et un jaune à sa droite. Il se donne pour objectif de traverser la pièce en marchant sur les jointures entre hexagones, avec comme unique règle de laisser les hexagones bleus sur sa gauche et les jaunes sur sa droite.

Remarquez que Maxime n’a aucun choix lorsqu’il n’est pas sur le bord de la pièce carrelée : à chaque nouveau pas, il découvre devant lui un hexagone, bleu ou jaune, qui détermine la direction (gauche ou droite) où il doit aller. La seule indétermination survient lorsqu’il touche le bord. Dans ce cas, il tourne de telle sorte qu’il lui sera possible d’atteindre le bord opposé sans couper le chemin déjà parcouru (voir la figure ci-dessous). La courbe obtenue en suivant le chemin de Maxime est nommée processus d’exploration. Ce processus s’achève dès que Maxime touche le mur opposé. Répondre à la question de Maxime revient alors à estimer la longueur de la courbe.

Un exemple de processus d’exploration, où l’on borde les hexagones jaunes par la gauche (en rouge).

La courbe d’exploration peut décrire un objet physique tel qu’une interface ou une frontière. Imaginons que le bord du domaine sur la droite de Maxime soit complètement colorié en jaune et représente le sable de la plage, tandis que le bord sur la gauche est colorié en bleu et représente la mer. Le processus d’exploration décrit alors la frontière entre la mer et la plage, la mer contenant des îlots et la plage des flaques d’eau.

Comme pour la probabilité de traverser une pièce, on peut procéder à l’approximation qui consiste à faire tendre la taille des hexagones vers zéro. Les mathématiciens et les physiciens s’attendent alors à ce que le processus d’exploration prenne l’allure d’une courbe aléatoire. De quel type ? En 1999, Oded Schramm, un brillant mathématicien israélien mort en 2008 dans un accident de montagne, introduisit un candidat naturel pour cette courbe. En utilisant des travaux datant de 1923 de Charles Loewner, mathématicien d’origine tchèque, Schramm a découvert une famille de courbes planes aléatoires construites à partir de transformations conformes et du mouvement brownien à une dimension. Ces courbes continues et aléatoires (voir la deuxième image de la 1ère figure), paramétrées par un nombre réel $\kappa$, sont notées $SLE(\kappa)$ (pour Schramm-Loewner Evolution). Ce sont des fractales aléatoires, c’est-à-dire des courbes aléatoires qui gardent le même aspect quelle que soit l’échelle à laquelle on les examine.

Schramm avait conjecturé des liens entre les limites d’échelle de plusieurs modèles bidimensionnels et les courbes $SLE(\kappa)$, notamment $SLE(6)$ pour la percolation décrite ici.

En 2001, S. Smirnov, encore lui, parvint à le démontrer pour la percolation.
Revenons au nombre de pas nécessaires pour traverser la pièce ou, autrement dit, au nombre de pas de l’exploration discrète. Le résultat de S. Smirnov permet d’approcher le chemin d’exploration par une courbe continue $SLE(6)$. On ne peut pas calculer la longueur de cette dernière, puisqu’elle est fractale (sa longueur serait infinie !). On peut en revanche calculer sa dimension fractale, liée au nombre d’hexagones de taille $L$ qui sont nécessaires pour la couvrir complètement. Lorsque $L$ tend vers zéro, on montre que ce nombre tend vers l’infini de la même façon que $1/L^{4/3}$, et la dimension fractale de la courbe d’exploration est alors égale à $4/3$. Pour une droite, le nombre d’hexagones augmenterait comme $1/L$, d’où une dimension fractale égale à $1$, comme attendu.

Le fait qu’il faille $1/L^{4/3}$ hexagones de taille $L$ pour couvrir la courbe continue implique que le nombre d’hexagones nécessaires pour couvrir la courbe d’exploration discrète est de l’ordre de $1/L^{4/3}$. Si les hexagones du carrelage sont également de taille $L$, ce nombre correspond exactement au nombre de pas nécessaires pour traverser la pièce. Bien entendu, le raisonnement précédent est approximatif, mais il peut être rendu rigoureux. Il est possible d’extraire de la courbe continue les informations nécessaires afin de comprendre le comportement du modèle discret. La limite d’échelle est principalement utile pour cette raison : elle fournit un objet très symétrique qu’il est possible d’étudier plus facilement.

Imaginons que la taille des hexagones du carrelage de Maxime soit de dix centimètres (0,1 mètre) et que la pièce fasse dix mètres de bout en bout : il faudra environ $(10/0,1)^{4/3} = 317$ petits pas à Maxime pour traverser la cuisine.
De nombreuses autres questions peuvent être posées sur ce modèle de percolation. Supposons par exemple que l’un de ses enfants ait dupé Maxime en lui fournissant une pièce de monnaie biaisée. Celle-ci tombera sur face avec la probabilité $p$ donc sur pile avec probabilité $1 – p$, mais $p$ ne vaut plus $1/2$. La situation est alors très différente du cas $p = 1/2$, où les nombres de cases jaunes et bleues sont équilibrés. Si $ p < 1/2$, on verra surtout des hexagones jaunes. Au contraire, lorsque $p > 1/2$, les bleus dominent.

Un exemple de système critique

Imaginons que l’on considère des hexagones de plus en plus petits ; ou, ce qui revient au même, que les hexagones soient de taille fixée et que l’on considère une cuisine de plus en plus grande. Une question naturelle est la suivante : quelle est la probabilité que l’on puisse rallier le bord de la pièce en partant du centre et en ne marchant que sur des hexagones bleus ?

Lorsque $p < 1/2$, nous sommes presque sûrement sur une petite île et il nous sera impossible de nous en échapper : la probabilité de pouvoir rejoindre le bord par un chemin bleu tend vers 0 lorsque la cuisine grandit. En revanche, lorsque $p > 1/2$, la probabilité de pouvoir nous échapper restera supérieure à une certaine valeur, et ce indépendamment de la taille de la pièce. En fait, si l’on prolonge la pièce à l’infini, un hexagone appartiendra à un chemin infini d’hexagones bleus contigus avec une probabilité positive. Ce phénomène constitue la transition de phase de la percolation et a été prouvé en 1982 par Harry Kesten, de l’Université Cornell.

Exemples pour :

$p <1/2$
$p = 1/2$
$p > 1/2$

Les physiciens disent qu’un système est dans un état critique si toute variation infime des paramètres entraîne un bouleversement global du système. Un exemple provenant de la physique en est le changement d’état de l’eau liquide en glace lorsque la température atteint 0 °C. La valeur $p =1/2$ est donc la valeur critique du modèle de la percolation. Si l’on diminue un tout petit peu $p$, on obtient un continent d’hexagones jaunes qui s’étend d’un bout à l’autre du réseau ; si l’on augmente un tout petit peu $p$, on obtient au contraire une mer d’hexagones bleus.

Le comportement d’un système lors d’une transition de phase est décrit par des propriétés macroscopiques du système, des grandeurs dites thermodynamiques. Pour la percolation, on peut par exemple étudier la densité $\theta(p)$ de l’amas d’hexagones bleus et contigus qui s’étend d’un bout à l’autre du réseau, c’est-à-dire la proportion moyenne d’hexagones bleus appartenant à cet ensemble (l’amas est unique et le modèle est invariant par translation, de telle sorte qu’il est possible de définir cette moyenne). Cette densité vaut 0 pour $p < 1/2$ et est strictement positive pour $p > 1/2$. Étudier la transition de phase, c’est par exemple examiner comment $\theta(p)$ se comporte lorsque $p$ se rapproche de $1/2$ par valeurs supérieures. En dimension $2$ et grâce au résultat d’invariance conforme, on prouve que $\theta(p)$ décroît vers $0$ comme $(p – 1/2)^{5/36}$.

Les travaux de Stanislas Smirnov permettent de comprendre le comportement d’autres grandeurs thermodynamiques du modèle, telle la longueur de corrélation. Cette dernière est une mesure de la distance jusqu’à laquelle deux points du système ont une influence l’un sur l’autre. Au point critique d’un système, la longueur de corrélation tend vers l’infini selon une loi qu’il est parfois possible de déterminer.

Autres graphes et autres dimensions

La percolation a été décrite dans l’article sur un réseau d’hexagones, mais le terme de percolation se réfère à une famille beaucoup plus large de modèles.
Imaginons un graphe, c’est-à-dire un ensemble de points, appelés sommets, et de lignes, appelées arêtes, reliant certains de ces sommets. Un pavage d’hexagones forme un graphe : les sommets sont les points d’intersection de trois hexagones et les arêtes sont simplement les bordures entre les hexagones. Une percolation par arête sur un graphe est le processus obtenu quand on efface chaque arête avec une certaine probabilité p, toutes choses égales par ailleurs. On obtient alors de nouveau un graphe possédant les mêmes sommets, mais seulement un sous-ensemble de ses arêtes.

On peut aussi considérer la percolation sur une grille (un réseau de carrés). Bien que ce modèle soit un peu différent du modèle hexagonal décrit dans le corps du texte, il partage avec lui de nombreuses particularités. Par exemple, il présente également une transition de phase ayant les mêmes propriétés que celle de la percolation sur les hexagones.

Cette ressemblance entre des modèles a priori différents est nommée universalité : les propriétés macroscopiques de ces systèmes ne dépendent pas de la géométrie locale (hexagonale/carrée), mais seulement de propriétés générales (ici, l’indépendance entre les différentes faces/arêtes).

Par ailleurs, la percolation ne se restreint pas à la dimension $2$. On peut par exemple l’étudier la percolation sur un réseau tridimensionnel. Elle est beaucoup plus mystérieuse que la percolation sur le réseau plan hexagonal. Le fait d’être en dimension trois complique beaucoup la tâche et certaines questions très élémentaires figurent parmi les problèmes les plus importants en physique statistique. Par exemple, prouver que $\theta(p_c)=0$ sur $\mathbb Z^3$, c’est-à-dire le fait qu’il ne soit pas possible d’aller de 0 à l’infini lorsque le paramètre $p$ vaut exactement $p_c$, constitue l’une des conjectures principales en théorie des probabilités (ce résultat est connu en dimension 2). Remarquons que la dimension trois est celle de l’espace où nous vivons, et il est donc d’autant plus fondamental de la comprendre.

Paradoxalement, la percolation sur des graphes $\mathbb Z^d$ pour $d\gg 3$ est bien mieux comprise, car ces graphes ressemblent alors à s’y méprendre à des arbres, c’est-à-dire des graphes sans boucles. La percolation sur les arbres est beaucoup plus facile à analyser et a des interprétations en termes de phylogénie.

Des modèles construits à partir de la percolation permettent par exemple d’étudier la propagation d’un feu de forêt. Dans le modèle illustré ici, chaque case élémentaire est un carré et représente un arbre. Au départ, certains arbres, pris au hasard, sont en feu (ainsi, au temps zero, les arbres en feu forment une configuration de percolation). Puis la forêt évolue selon une règle simple : un arbre intact à l’instant t prend feu à l’instant t + 1 si deux au moins de ses voisins immédiats sont en feu (ici, les arbres ayant brûlé en premier sont en rouge, ceux ayant brûlé en dernier sont en bleu). Une transition de phase apparait également. Brusquement, lorsque la proportion d’arbres originellement en feu excède un certain paramètre critique, toute la forêt prend feu tandis que sous ce paramètre, ce n’est pas le cas.

Conclusion

L’étude d’une transition de phase qui se produit pour une valeur critique d’un paramètre est au cœur de la physique statistique d’aujourd’hui. Les modèles de percolation, dont la formulation est simple, voire ludique, rentrent dans ce cadre. À l’instar d’autres modèles de la physique statistique, ils se révèlent d’un grand intérêt pour la physique, la biologie et d’autres sciences, et offrent aux mathématiciens un terrain... de jeu encore loin d’être épuisé.

Bibliographie

W. Werner, Percolation et modèle d’Ising, Cours spécialisés, vol. 16, Société mathématique de France, 2009.

G. Grimmett, Percolation, Springer, 1999.

B. Sapoval, Universalités et fractales, Flammarion, 1997.

V. Beffara et H. Duminil-Copin, Lectures on planar percolation with a glimpse of Schramm-Loewner Evolution, juin 2011 (www.unige.ch/ duminil/publi/lecture_notes_percolation.pdf).

S. Smirnov, Towards conformal invariance of 2D lattice models, International congress of mathematicians, vol. II, pp. 1421-1451, European
Mathematical Society, Zurich, 2006 (http://arxiv.org/ abs/0708.0032).

W. Kager et B. Nienhuis, A guide to stochastic Löwner evolution and its applications, 2006 (http://arxiv.org/abs/math-ph/0312056).

Post-scriptum :

La rédaction d’Images des maths, ainsi que l’auteur, remercient pour leur relecture attentive,
les relecteurs dont le pseudonyme est le suivant : Julien Vovelle, flandre, Bruno Duchesne, toufou et Jean-Pierre Raoult.

Article édité par Alvarez, Aurélien

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Pour citer cet article :

Duminil-Copin, Hugo — «La percolation, jeu de pavages aléatoires» — Images des Mathématiques, CNRS, 2012

Commentaire sur l'article

  • La ressemblance aux arbres

    le 18 février 2012 à 04:54, par Patrick Popescu-Pampu

    Bonjour et merci pour votre article très clair !

    Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par le fait que les graphes associés aux réseaux $Z^d$ « ressemblent à s’y méprendre à des arbres » ?

    Répondre à ce message
  • La percolation, jeu de pavages aléatoires

    le 20 février 2012 à 10:33, par Hugo Duminil-Copin

    Cher Patrick, tout d’abord merci.

    Cette phrase peut sembler étrange, puisque du point de vue de la théorie des graphes, $Z^d$ et un arbre n’ont rien à voir (l’un a des cycles, l’autre non). Néanmoins, le comportement de la percolation et d’autres modèles de physique statistique est le même que sur ces arbres. Par exemples, les fameux exposants critiques sont identiques. L’une des raisons est que le degré et la longueur des cycles deviennent de plus en plus grands.

    Cordialement...

    Répondre à ce message
  • La percolation, jeu de pavages aléatoires

    le 2 janvier 2013 à 16:21, par remil1ben

    Bonjour,
    je me demandait si l’on pouvait faire le lien entre la percolation et le fonctionnement d’une bombe atomique ( quand la masse critique est atteint, la réaction en chaîne se déclenche).
    En tout cas, bravo pour cet article et ce site en général.
    Merci,
    Benoit.

    Répondre à ce message

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