Trouble grave du comportement, ou simple passion ? Si mon enfant joue trop aux jeux vidéo, comment savoir s’il est en danger ? Interview avec le Dr. Bruno Rocher, du CHU de Nantes.

Le docteur Bruno Rocher est médecin au CHU De Nantes, spécialiste en addictologie comportementale et responsable de l’espace Barbara, centre de soins ambulatoires en addictologie.

OPEN : Beaucoup de voix s’élèvent pour dire que l’addiction aux jeux vidéo n’existe pas, que c’est juste un épouvantail, et que le vote de l’OMS est exagéré. Comment séparer panique morale infondée et nécessaire protection des enfants ?

Bruno Rocher : Pour un jeune de 23 ans qui a raté ses études parce qu’il est enfermé dans sa chambre, à jouer toute la journée; ou pour un retraité de 65 ans qui s’est mis à jouer pour combler le vide laissé par le travail, et qui n’arrive plus à s’arrêter, je n’ai aucun problème à parler d’addiction.

En revanche, pour un adolescent, c’est plus complexe. C’est une phase tumultueuse où l’ado commence à faire ses propres choix et à affirmer ses centres d’intérêt. Il faut être prudent avant de parler d’addiction. Et à cette phase, même un diagnostic d’addiction reste réversible.

Et pour les enfants petits, c’est encore une autre histoire. Il n’est pas bon de parler d’addiction. Dans le cas d’un enfant de 5 ans qui a l’air d’être « accro » aux écrans, on a souvent affaire, soit à un trouble psychologique, soit à une difficulté éducative de la part des parents.

Le “trouble d’usage des jeux vidéo” est très souvent révélateur de problèmes sous-jacents antérieurs. Quelqu’un va développer ce trouble parce qu’au départ la personne souffre d’anxiété, de dépression, etc… Alors pourquoi s’attaquer au symptôme, plutôt qu’à la cause directement ?

Aborder le problème par le biais du comportement permet d’aider les gens qui autrement ne seraient pas venus en consultation.

Beaucoup de gens qui ont un trouble du comportement ou un comportement compulsif ne sont pas, au début de leur parcours de soin, en mesure de faire face à leur souffrance. Qu’il s’agisse de dépression, d’anxiété, de phobie, de manque d’estime de soi, le problème sous-jacent est trop intense: c’est justement ce qui les a poussés à chercher un échappatoire.

Pour prendre l’exemple de l’alcool : quand on est ivre, on n’a pas la capacité à se pencher sur ses problèmes. Il faut d’abord stabiliser l’addiction à l’alcool, avant d’aborder le travail psychologique sur le long terme.

C’est la même chose pour les jeux vidéo : quelqu’un qui passe 15h par jour enfermé dans sa chambre à jouer n’est pas en mesure de faire ce travail sur soi, de démêler les causes de son comportement compulsif.

Notre démarche consiste à accompagner le patient jusqu’à un moment où il sera mûr pour continuer son parcours de soin. Il y a un ordre de priorité, l’addictologie est la première étape d’un parcours de soin plus long. Il faut aborder les problèmes les uns après les autres.

On commence à envisager un trouble du comportement lorsque l’activité devient source de conflits (conflit avec les autres obligations et activités du joueur, et conflit avec son entourage). Mais l’adolescence est par définition une période de conflits… Comment distinguer un conflit normal, d’un conflit qui est « mauvais signe » ?

Il est vrai que l’ado s’oppose aux choix parentaux, c’est dans sa nature, et c’est nécessaire pour qu’il se construise… C’est aussi pour ça que le diagnostic est parfois dur à poser : a-t-on affaire à un ado particulièrement « forte tête », ou à un ado qui est en train de glisser dans un comportement plus problématique ?

Là où ça peut devenir délicat, c’est: comment distinguer les deux ? On a d’un côté le cas classique de l’ado qui cherche et qui provoque le conflit qui lui permet de “grandir” et de devenir autonome. S’opposer aux parents, c’est agaçant pour eux, mais c’est normal et on en est tous passés par là.

En revanche, dans l’autre cas, l’adolescent développe une stratégie au service de son addiction : le joueur organise sa vie autour de son addiction, quitte à entrer en conflit grave avec son entourage.

Alors comment faire pour reconnaître un conflit « grave » et le distinguer d’un conflit d’ado normal ? Lorsque le conflit dure et n’évolue pas, qu’il devient de plus en plus intense ou fréquent et éprouvant, il faut prendre les choses au sérieux.

Quelles sont les causes, quels sont les signes avant-coureurs du trouble des jeux vidéo ?

Ici au CHU de Nantes nous sommes très ancrés dans la problématique de l’adolescence. Ce qu’on remarque, c’est qu’il n’y a pas deux patients qui aient la même histoire familiale – tous les cas de figure sont différents. Et en même temps, il y a aussi de grandes tendances qui se dégagent. Dans le cas d’un trouble lié aux jeux vidéo, on constate un faisceau de raisons.

Il peut y avoir un modèle parental un peu déficient, par exemple un parent qui passe déjà trop de temps sur l’ordinateur ; ou bien des parents qui ne régulent pas assez, qui laissent leur enfant jouer trop souvent et trop longtemps.

Ensuite, il peut aussi s’agir d’un contexte où les parents ne parviennent pas à filtrer leurs propres angoisses : ils les communiquent à leur enfant sans le vouloir. Et bien sûr, il y a des cas où les parents ne sont pas assez attentifs aux angoisses de leur enfant. Ou alors ils perçoivent ces angoisses mais ils ne savent pas forcément les interpréter : est-ce que c’est normal, est-ce que ça va passer, ou bien est-ce que c’est trop, et il faut intervenir.

Que pouvons-nous faire éviter que notre enfant devienne accro aux jeux vidéo ?

Pour un trouble lié aux jeux vidéo, nous voyons beaucoup d’hommes jeunes, 23 ans en moyenne. Ils viennent nous voir après plusieurs années passées à batailler avec leur trouble sans arriver à s’en sortir. Cela veut dire que le comportement excessif a commencé à l’adolescence. Et les parents ont un rôle essentiel à jouer à ce moment-là pour prévenir et prendre le problème à temps, avant que le trouble du comportement se développe et s’aggrave.

Beaucoup de parents n’osent pas intervenir et mettre un cadre strict : après tout, il s’agit “juste” d’une activité de loisir. Il faut qu’ils reprennent confiance dans leur rôle d’autorité, qu’ils posent des limites claires et fermes. Il ne faut pas avoir peur de frustrer son enfant si on estime que sa santé est menacée. Si on prend les choses à temps, on peut éviter de voir son enfant tomber dans un comportement nocif.

Le problème du trouble des jeux vidéo, c’est que le jeu vidéo devient le seul centre d’intérêt – il y a un appauvrissement de la vie du joueur. Donc il est important, à l’adolescence, de faire en sorte que l’enfant continue de cultiver d’autres centres d’intérêt.

D’autre part, les parents vont céder pour les jeux vidéo, alors qu’ils ne céderaient pas sur le cannabis ou l’alcool par exemple. Il faut que les parents gardent ce contrôle-là : ils sont les mieux placés pour prévenir le problème.

Et s’il est trop tard, si les parents n’arrivent pas à reprendre la main, il faut se faire épauler par des professionnels et des associations pour aider son enfant à reprendre le contrôle.

Vers qui se tourner si votre enfant joue beaucoup aux jeux vidéo ?

> Les CJC : Consultations Jeunes Consommateurs

Consultations anonymes et gratuites dans 400 CJC en France. Pour faire le point et poser des questions quand on s’inquiète ou que la situation est conflictuelle : les CJC aident et accompagnent les parents et leurs ados.

> Les CSAPA : Centres de Soin, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie

> La page “Addiction aux jeux vidéo” sur le site de l’IFAC-Addiction

> Le guide de l’IFAC-Addictions “Information et prévention sur l’usage des jeux vidéo à la maison”, à télécharger