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Déchets nucléaires

Déchets nucléaires : une note « explosive » souligne les lacunes du projet Cigéo

Mercredi 13 janvier, l’Autorité environnementale a livré un avis très critique sur le projet d’enfouissement des déchets nucléaires Cigéo, dans la Meuse. De nombreux aspects — jusqu’au choix du mode de stockage — y sont remis en question. Décryptage.

Prise en compte des enjeux environnementaux insuffisante ; vision de court terme du développement territorial ; rien sur la maîtrise des risques et sur les situations accidentelles… Dans un avis adopté le 13 janvier et qualifié d’« explosif » par les opposants à Cigéo, l’Autorité environnementale [1] critique sévèrement le projet d’enfouissement des déchets radioactifs à Bure (Meuse).

Plus précisément, cet avis concerne le dossier de déclaration d’utilité publique, déposé par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) en août dernier et indispensable pour l’autorisation du projet. La reconnaissance de l’intérêt général du projet permettrait par ailleurs à l’Andra d’acquérir les terrains nécessaires à l’implantation de Cigéo, si les négociations à l’amiable n’aboutissaient pas.

Type de stockage, type de roche, réversibilité… les fondamentaux du projet remis en question

Dans ce rapport de 56 pages, les fondements mêmes du projet Cigéo sont remis en question. Par exemple, le mode de stockage en profondeur : « Le mode de stockage retenu repose sur l’utilisation de techniques minières. Le dossier souligne qu’il est considéré sur le plan international comme mature et qu’il est déjà pratiqué en Allemagne pour les déchets industriels les plus dangereux. Or les difficultés rencontrées par les stockages dans le sel gemme, de Stocamine en Alsace dont les alvéoles se referment sur les colis et de Asse en Allemagne, remettent fortement en cause cette assertion, notamment en matière de possibilité effective de récupérer des colis a fortiori lorsqu’ils sont endommagés », lit-on dans le rapport. Pour rappel, à Stocamine (Haut-Rhin), 44.000 tonnes de déchets industriels hautement toxiques sont bloquées dans des galeries à 500 mètres sous terre à la suite d’un incendie accidentel dans l’installation, en septembre 2003.

L’Autorité environnementale (AE) discute aussi le choix de l’argile comme type de roche le plus adapté au stockage. « Le dossier indique que des études préliminaires ont eu lieu dès 1987 dans quatre sites de nature géologique différente : le granite, le schiste, le sel et l’argile », rappelle-t-elle. Mais finalement, un seul laboratoire a été implanté sur le territoire, celui de Bure. « L’AE considère que l’importance des enjeux aurait mérité que plusieurs sites aient fait l’objet d’expérimentations afin de disposer d’un éventail d’informations sur les risques sanitaires et environnementaux en appui de la décision », regrette l’entité indépendante.

La promesse de réversibilité du stockage est également mise en doute. « L’IRSN [Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire] souligne que "la possibilité de retrait de colis accidentés avec des moyens définis dès la conception n’a pas été étudiée". Le dossier ne comporte en effet pas d’élément qui la démontre », déplore l’AE, réclamant « des essais en vraie grandeur (...) avant mise en exploitation du stockage ».

Le chantier de construction de Cigéo, en mars 2018.

En creux, ce sont les lacunes dans la description du projet Cigéo qui sont révélées dans ce rapport. Par exemple, la liste et les caractéristiques des déchets qui pourraient y être enfouis. « L’incertitude sur la nature et le volume des déchets, selon que l’on retiendra l’inventaire de référence ou l’inventaire de réserve, interroge quant au périmètre du projet qui, à ce stade, n’aborde pas l’ensemble des déchets qu’il est envisageable de stocker sur le site », signale l’Autorité environnementale, qui demande à l’Andra de travailler sur des « scénarios plausibles et contrastés de définition du gisement de déchets ».

Des conséquences sur la faune, la flore et les eaux négligées par l’Andra

De manière plus attendue, les membres de l’entité indépendante s’inquiètent des conséquences sur l’environnement de ce projet. « Le bois Lejuc, où sera implantée la zone puits, est intégré à la Znieff [2] “Forêt de la fosse Lemaire à Mandres-en-Barrois”, le dossier [de déclaration d’utilité publique de l’Andra] minimise son importance du fait que “c’est la richesse des observations disponibles, issue des inventaires réalisés par l’Andra, qui justifie le classement plutôt que la présence exceptionnelle d’espèces sur le site”. Le dossier conclut que le projet “est en grande majorité prévu sur les lieux où la biodiversité est ordinaire et où les espaces naturels n’ont pas de fonctionnalité écologique”. L’AE ne souscrit pas à cette interprétation ; le choix d’implanter la zone puits en forêt, qui plus est dans une Znieff, résulte d’un souci d’évitement des terres agricoles et ne peut pas être justifié par la biodiversité des espaces concernés », lit-on dans le rapport.

Le bois Lejuc, qui avait été occupé par des opposants à Cigéo entre 2016 et 2018, est ainsi présenté comme un corridor écologique à fort enjeu, fréquenté par des mammifères aussi divers que le putois d’Europe, le chat sauvage et le cerf élaphe et abritant des habitats d’intérêt communautaire comme la hêtraie à Mélique et la chênaie-charmaie à stellaire Subatlantique. Plus généralement, l’Autorité environnementale rappelle que le projet Cigéo s’inscrit dans un territoire qui compte soixante espaces naturels sensibles et que la ligne électrique associée au projet prend place dans la zone humide d’importance internationale des étangs de Champagne, qui accueille 200.000 oiseaux de cinquante espèces différentes en hivernage.

Le bois Lejuc est un corridor écologique à fort enjeu, fréquenté par exemple par le cerf élaphe.

Autre sujet de préoccupation, les conséquences du projet sur les eaux souterraines et les captages d’eau potable locaux. Juste en-dessous du stockage Cigéo, « les calcaires de l’Oxfordien sont le siège d’une seule et même nappe, de perméabilité apparente élevée (...). Cette nappe constitue un enjeu important, directement en contact avec la couche d’argilites du Callovo-Oxfordien [où doivent être enfouis les colis radioactifs]. Le BRGM la classe comme une ressource à protéger dite “d’ultime recours”, stratégique pour l’alimentation en eau potable. Son intérêt est minimisé par le dossier qui indique une vitesse d’écoulement très faible, de l’ordre d’un mètre par siècle. L’AE s’interroge sur cette très faible vitesse d’écoulement, alors même que cette nappe est exploitée, ce qui génère nécessairement des écoulements non négligeables », lit-on dans le rapport.

L’angle mort du rapport de l’Andra : les conséquences pour la population, notamment en cas d’accident

Au-delà du projet en lui-même et de ses conséquences environnementales, c’est toute la stratégie de développement du territoire que l’Autorité environnementale remet en question. Depuis une vingtaine d’années, trente millions d’euros par an sont versés aux départements de la Meuse et de la Haute-Marne via deux groupements d’intérêt public (GIP) financés par les producteurs de déchets nucléaires. Objectif affiché, favoriser le développement économique de ces territoires peu peuplés et paupérisés. « Or, compte tenu de la nature du projet et des incertitudes qui portent sur les risques à long terme, il serait rationnel, en application du principe de précaution, de chercher à limiter durablement la population exposée à l’aléa, même si celui-ci est très faible, objecte l’entité indépendante. Une alternative pourrait consister, par exemple, à ne pas développer démographiquement le territoire potentiellement exposé aux risques sanitaires, certes très limités à court terme, mais de plus en plus incertains avec le temps. » Elle suggère ainsi carrément de transformer la zone de Cigéo en un « espace naturel préservé ».

Car l’incident et l’accident sont des éventualités peu prises en compte par l’Andra, déplore l’Autorité environnementale. « Aucun scénario en mode de fonctionnement dégradé, d’incident ou d’accident (panne de filtre sur les cheminées, longue coupure de courant ou sur le traitement d’eau par exemple) n’est présenté qui conduirait à un rejet ponctuel dans l’environnement avec des conséquences à court et à long terme. Les conséquences à long terme pour les sols d’un éventuel accident d’exploitation ou de chantier ne sont pas non plus exposées. Aucune évaluation des risques sanitaires en situation accidentelle n’est proposée, ni en phase d’exploitation ni pendant la longue période de décroissance de la radioactivité », critique-t-elle.

Elle signale aussi d’autres lacunes concernant la sûreté du projet d’installation : on ne trouve pas grand-chose dans le dossier de l’Andra sur les colis bitumés, qui représentent quasiment un colis sur cinq dans l’inventaire de référence et pourraient être source d’accident en raison de leur température élevée ; et pas grand-chose non plus sur « le rétablissement des fonctions du stockage à la suite d’un accident » : « la possibilité d’intervenir et, le cas échéant, de réhabiliter l’installation, est pourtant une priorité ; un scénario d’effondrement devra notamment être analysé en intégrant l’analyse du retour d’expérience », lit-on dans l’avis.

La liste est encore longue des remarques faites par l’Autorité environnementale à l’Andra. Les opposants à Cigéo les ont toutes lues avec attention et ne cachent pas leur satisfaction. « L’Autorité environnementale a fait un vrai travail de fond et met en avant les éléments que nous cherchons depuis longtemps à faire comprendre, se réjouit Régine Millarakis, de Lorraine Nature Environnement. Elle précise aussi qu’il y a des points sur lesquels elle ne peut pas donner son avis car le dossier est très incomplet. Pour les associations, c’est clair : l’Andra n’est absolument pas prête à lancer ce projet et ne le sera sans doute jamais. »

Contactée par Reporterre, l’Andra indique que cet avis « nécessite un temps d’étude et d’analyse de la part de [ses] services, avant de pouvoir répondre à des questions sur les recommandations émises. Après analyse des recommandations du présent avis et conformément aux dispositions du Code de l’environnement, [elle] produira un mémoire en réponse relatif qui sera joint au dossier d’enquête publique ».

Après avoir récolté différents avis, le dossier de déclaration d’utilité publique fera l’objet d’une enquête publique qui pourrait se tenir à partir du deuxième trimestre 2021.

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