C'était prévisible. Après avoir tiré à boulets rouges au Paris Air Forum contre l'ampleur des aides d'État accordées (et à venir) à Air France, Marc Rochet, le vice-président d'Air Caraïbes et le président de French Bee, deux filiales du groupe Dubreuil de CMA CGM, ne pouvait qu'en remettre une couche après l'annonce jeudi dernier du plan de sauvetage de Corsair, dans lequel l'État est fortement impliqué, puisqu'il apporte, selon nos informations, 141 millions d'euros au plan de financement de 297 millions d'euros de Corsair, placée jusqu'ici sous le régime de la conciliation judiciaire. Ce plan sera soumis ce mardi à l'homologation du tribunal de commerce de Créteil.
Des montants "complètement démesurés" a déclaré ce lundi Marc Rochet à quelques journalistes, en rappelant l'ampleur de l'aide par salarié par rapport aux aides accordées aux petits commerces : 146.000 euros par salarié, moins que les 200.000 euros évoqués pour Air France lors du Paris Air Forum.
Distorsion de concurrence
Marc Rochet a de quoi être agacé. Alors qu'Air Caraïbes et French Bee font figure de bons élèves dans le ciel français, avec une gestion très efficace qui leur a permis de gagner de l'argent quasiment chaque année depuis plus de 15 ans, elles se retrouvent aujourd'hui fragilisées par des compagnies qui, au cours de la même période, ont multiplié les pertes en raison de réformes insuffisantes.
De par l'ampleur de l'enveloppe et la qualité des investisseurs (des entrepreneurs domiens, mais aussi métropolitains, des collectivités territoriales), la survie de Corsair constitue en effet une menace pour Air Caraïbes et French Bee.
"En tant que responsable de ces compagnies, j'exprime notre extrême inquiétude par rapport à l'aide d'État de Corsair, car une aide d'État de ce type peut créer un déséquilibre du marché, une distorsion de concurrence et un risque majeur de concurrence déloyale", a déclaré Marc Rochet.
Et d'ajouter : "sur un marché aussi important que l'Outre-mer, nous sommes la dernière compagnie aérienne privée française [...]. Comment se fait-il qu'il n'y ait autour de nous que des compagnies fonctionnant avec des fonds publics ? Si des Régions ou des territoires ont décidé d'investir, je les salue, encore faut-il que l'on ne soit pas dans un système de concurrence déloyale et dans un système de distorsion de marché".
Marc Rochet s'étonne par ailleurs que "personne, ni l'aviation civile, ni le ministère des transports, ni celui de l'Outre-mer, ni Bercy, n'est venu nous poser des questions, s'inquiéter de notre sort, voir si l'on pouvait aussi nous aider."
"Quand on se dit État, responsable de l'argent sacré des contribuables et qu'on prend de telles mesures, il est normal de voir les conséquences dans le marché. Air Caraïbes et French Bee sont des entreprises respectables, significatives dans le marché de l'Outre-mer.
Au Paris Air Forum, organisé par La Tribune, Jean-Baptiste Djebbari avait déclaré que l'Etat avait aidé toutes les compagnies qui en avaient fait la demande.
"L'État a mis en place des dispositifs différents en fonction des compagnies, en fonction de leurs besoins, pour toutes les compagnies qui en ont fait la demande", avait-il dit.
"Une aide d'État n'est pas faite pour faire de la croissance"
Citant les lignes directrices en matière d'aides d'État édictées par la Commission européenne, Marc Rochet fait valoir qu'"une aide d'État ne doit pas porter préjudice aux compagnies saines qui sont en place". "C'est le point-clé", a-t-il dit. Or, en rappelant que Corsair prévoit de passer de 5 à 9 avions au cours des 18 prochains mois, il fait comprendre qu'il pourrait y avoir un préjudice.
"Une aide d'État n'est pas faite pour faire de la croissance en termes de flotte ou de routes [...]. Théoriquement pour bénéficier d'une aide d'État, il faut d'abord mettre sur la table les mesures d'assainissement et les mesures courageuses que l'on a prises au préalable", a-t-il déclaré.
Reprenant les chiffres d'Infogreffe, qui font apparaître pour Corsair une perte nette cumulée de 448 millions d'euros entre 2000 et 2018, auxquelles s'ajoutent les pertes de 2019 non communiquées, Marc Rochet fait comprendre que l'État a aidé une compagnie structurellement déficitaire. "Quand on voit le niveau de dettes fiscales et sociales, les chiffres sont sans commune mesure avec les standards de l'industrie : Comment vont-ils faire et comment vont-ils faire in bonis?", s'interroge-t-il.
Plainte en vue?
Une plainte est-elle en préparation? Se déclarant "déterminé", Marc Rochet assure qu'il agira "dans la défense des intérêts d'Air Caraïbes et de French Bee" et qu'il "n'acceptera pas un contexte de concurrence déloyale et le non-respect des lignes directrices de la Commission sur les aides d'État". Pour autant, l'heure "n'est pas du tout au stade des plaintes", mais d'attendre la décision de Bruxelles concernant le plan de Corsair
Vendredi dernier, dans une interview accordée à La Tribune, Pascal de Izaguirre, le PDG de Corsair, déclarait au sujet d'un éventuel recours d'un concurrent :
"Tout notre dossier est validé par l'État et a été fait en étroite liaison avec Bruxelles. Je ne vois pas à quel titre notre dossier justifierait un recours alors que toutes les compagnies sont aidées, d'autant que de notre côté, les 300 millions ne viennent pas que de l'État. Nous avons d'autres sources de financement".
"L'aide à la restructuration existe en France", conforte un expert.
Interrogé sur une éventuelle action contre les aides d'État considérables reçues par Air France, Marc Rochet a mis de l'eau dans son vin par rapport à ses récentes déclarations.
"Le dossier Air France est différent au leur. Tout d'abord, Air France-KLM a comme actionnaires les États [la France et les Pays-Bas, NDLR]. Un actionnaire a le droit d'avoir un comportement avisé. À ma connaissance, Air France a bénéficié de mesures Covid à effet immédiat et la Commission les a validées. Ensuite, j'ai compris qu'Air France avait pris des mesures assez sévères, comme la réduction de sa flotte, la fermeture de lignes, la réduction d'effectifs qui, semble-t-il, sont conséquents, il y a beaucoup d'efforts d'Air France", a-t-il déclaré. Il y a moins de 10 jours, au Paris Air Forum, il taclait sévèrement le plan de restructuration de la compagnie française en lâchant ironiquement que les mesures de réduction de coûts d'Air France le laissaient confiant dans l'avenir d'Air Caraïbes et de French Bee.
Toutefois, "sur les routes sur lesquelles on est en concurrence en France, on regardera comment se comporte l'entreprise et si on est ou pas dans un scénario de concurrence déloyale et de distorsion de marché", a précisé Marc Rochet.
Si Corsair a effectivement un plan de croissance, la compagnie a néanmoins pris des mesures de réduction de coûts et d'amélioration de la productivité. Après dénonciation des accords collectifs et usages, de nouveaux accords ont été signés pour améliorer l'efficacité de la compagnie. "Les économies de masse salariale seront extrêmement importantes. Entre 10% et 15%. Elles seront en fait plus importantes si l'on tient compte par ailleurs de la réduction des effectifs", a déclaré Pascal de Izaguirre.
French Bee sur les Antilles?
Marc Rochet estime qu'Air Caraïbes et French Bee restent solides malgré le risque de distorsion de concurrence. Les deux compagnies ont bénéficié d'un prêt garanti par l'État obtenu par le groupe Dubreuil (150 millions d'euros). L'arrivée dans le capital en septembre du géant maritime CMA CGM permet aux deux compagnies d'avoir un actionnariat très solide.
"Si le trafic repart, si le marché fonctionne, on est capables de s'en sortir, nous avons des gens qui se battent, qui ont fait des efforts. Entre l'arrivée des vaccins, la gestion par les États de la crise sanitaire, l'épidémie est aujourd'hui mieux connue. 2021 sera une année encore difficile et on est capables de la traverser. 2022 devrait être une année de reprise significative".
Sur le plan stratégique, Air Caraïbes et French Bee préparent déjà l'avenir. Disposant de 8 A350 et de 6 A330, les deux compagnies vont prendre livraison de quatre autres A350-1000 d'ici à 2022 (deux avions chacun). Convaincu de l'arrivée à terme de nouveaux entrants sur la desserte de l'Outre-mer, Marc Rochet évoque par ailleurs l'éventualité de positionner la compagnie low-cost long-courrier French Bee sur les Antilles, un point qui avait fait hurler les pilotes d'Air Caraïbes lors de la création de sa sœur low-cost en 2016. "C'est une question que l'on s'est posée et à laquelle nous n'avons pas répondu", a-t-il dit, en précisant que "se pose aussi la question pour mettre Air Caraïbes" sur d'autres axes. Les accords de périmètre entre les deux compagnies sont arrivés à échéance en 2019.
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