Ingrid Haebler, en toute objectivité 

par

Ingrid Haebler, The Philips Legacy. Oeuvres de Johann Sebastian Bach (1685-1750), Johann Christian Bach (1735-1782), Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Ludwig van Beethoven (1770-1827), Joseph Haydn (1732-1809), Franz Schubert (1797-1828), Frédéric Chopin (1810-1949), Robert Schumann (1810-1856), César Franck (1822-1890). 1953-1979. Livret en allemand, anglais, et français. 1 coffret de 52 CD Decca. 


Decca rend hommage à la pianiste autrichienne Ingrid Haebler (née en 1929), l’une des stars du catalogue Philips au cours des années 1960/1970. Ce coffret est le bienvenu tant l’image de l’artiste est trop souvent limitée à une artiste plutôt ennuyeuse par une sorte de fidélité extrême au texte musical et d’une réserve interprétative. Cette boîte casse complètement cette idée reçue présentant l’art d’une pianiste certes réfléchie et économe, mais dont le geste musical et intellectuel pénètre au cœur des œuvres pour en faire ressortir toute la profondeur musicale et les qualités d’écritures.     

Née en 1929, la jeune artiste évolue dans un milieu musical fréquenté par l’élite des artistes. En effet, ses parents ont quitté Vienne pour Varsovie et leur maison accueille les grands solistes de passage comme Claudio Arrau, Edwin Fischer Bronislaw Huberman ou Robert Casadesus. Ce dernier remarque les talents de l’enfant qui suit l’enseignement de sa mère elle-même pianiste et il lui prédit un grand avenir ! Du fait de la déclaration de la Seconde Guerre mondiale dont la Pologne est l’une des premières victimes, la famille Haebler revient en Autriche et la jeune Ingrid, âgée de seulement onze ans, fait ses débuts sur scène. Elle intègre ensuite de Mozarteum de Salzbourg et elle sort diplômée en 1949 avec une mention pour ses interprétations de Mozart dont elle sera l’une des très grandes interprètes. Elle se perfectionne ensuite à Genève auprès de Nikita Magaloff et à Paris avec Marguerite Long dans le cadre de cours privés.  Elle se fait remarquer lors de concours à Genève et Munich. La pianiste est identifiée par le label Vox pour lequel elle grave quelques galettes avant d'intégrer l’écurie du label Philips qui, avec la diffusion de la stéréophonie et du LP, se constitue une solide écurie d’artistes.  Suite au décès accidentel de Clara Haskil en 1960, elle sera même la pianiste star du label batave. 

C’est avec les Sonates n°12 et n°13 de Mozart, gravées à Amsterdam en 1953, qu’elle fait ses débuts pour le label. Le succès critique est au rendez-vous, l’aventure continue avec Mozart et des Concertos pour piano n°26 et N°27 avec le London Symphony Orchestra dirigé par Colin Davis et les Wiener Symphoniker sous la baguette de Christoph von Dohnanyi. Philips lui propose ensuite un projet de prestige : les Concertos pour piano de Mozart avec le London Symphony Orchestra. Gravée entre 1965 et 1968, cette somme voit défiler plusieurs chefs au pupitre du LSO, les très expérimentés Witold Rowicki et Alceo Galliera, ainsi que le jeune Colin Davis avec lequel elle avait collaboré. La suite de la carrière est triomphale et la pianiste enregistre tant Mozart que Beethoven, Bach, Chopin, Schubert, Haydn, Schumann et même les Variations symphoniques de César Franck. Elle intègre également l’équipe des professeurs de Mozarteum dès 1969.      

L’art de la pianiste repose sur une technique assurée mais jamais démonstrative. Dès lors, la musicienne sera une partenaire de musique de chambre recherchée et appréciée pour son sens de l’écoute et du collectif. Au sommet de ce coffret, on peut ainsi placer les Sonates pour violon et piano de Mozart et Beethoven en compagnie de Henryk Szeryng, qui restent des modèles du genre et des références absolues. On redécouvre également des oeuvres de Mozart comme les quintettes avec piano ou le quintette pour piano et vents avec des solistes émérites Michel Schwalbé, violon ; Giusto Cappone, alto ; Ottomar Borwitzky, violoncelle ; Georg Meerwein, hautbois ; Karl Dörr, clarinette ; Helman Jung, clarinette et Claus Klein, cor.  On apprécie également une Truite de Schubert avec Arthur Grumiaux, violon ; Georges Janzer, alto ; Eva Czako, violoncelle et Jacques Cazauran à la contrebasse. Le dialogue de la musique de chambre est également au cœur des œuvres pour piano de Mozart et de Schubert avec Ludwig Hoffmann. Même les concertos sont traités comme de la musique de chambre à grande échelle à l’image d’une interprétation toute en nuance et dialogue du Concerto pour piano de Schumann avec le Concertgebouw d’Amsterdam et le jeune Eliahu Inbal en 1972. L’artiste en évacue la flamboyance et la flamme romantique pour se concentrer sur l’échange avec les pupitres de l’orchestre et les articulations du jeu comme reflet de la souffrance de l'âme, un romantisme sorti des ombres d’un tableau de Friedrich.    

Ingrid Haebler était également sensible à un retour à l’exactitude du texte et elle peut être considérée comme une précurseur du mouvement de retour aux instruments d’époque. Il faut dire qu'elle avait étudié avec Robert Scholz à Salzbourg, coordinateur avec son frère Heinz d’une édition des œuvres pour piano de Mozart pour Universal Edition Vienne. Ingrid Haebler s’est ainsi intéressée aux partitions de Jean-Chrétien Bach, le plus jeune des fils de Bach dont l’influence fut grande sur l’écriture pianistique de Mozart. Pour enregistrer une large sélection de sonates et de concertos, la pianiste utilisa un pianoforte. C’est d’ailleurs en Belgique que l’artiste se familiarisa avec un pianoforte historique avant de demander au facteur d’instrument ancien JC Neupert de lui confectionner une réplique expurgée des défauts de l’instrument d’origine. C’est en compagnie de cet instrument que la pianiste entra en studio pour fixer les partitions de Jean-Chrétien Bach soit en solo, soit en compagnie de la Capella Academica Wien dirigée par Eduard Melkus. Certes, on fait mieux maintenant et on peut reprocher à l'orchestre de limiter J-C Bach à un confortable accompagnement un peu terne, mais le jeu de la pianiste, qui place le compositeur en précurseur de Mozart, est bigrement intéressant. Outre ces œuvres, la pianiste est en compagnie de Kurt Redel pour les sonates avec flûte. Elle est également au pianoforte pour une large sélection des Sonates pour piano de Haydn, vivifiantes mais finalement si musicales. 

Avec Mozart, on est au coeur du répertoire de l’artiste et c’est aux interprétations de l’enfant de Salzbourg qu’elle doit sa réputation et sa notoriété. Il faut dire que son jeu est parfaitement calibré sans jamais être sec ou intellectuel. Dans la somme des concertos gravés à Londres, on sent que la pianiste est la meneuse de jeu, faisant du piano le centre de gravité mais en veillant toujours à ce que l'instrument s'intègre dans le tissu orchestral, tel un personnage d’opéra, acteur d’un ensemble dramatique. Tous les accompagnateurs sont au diapason de cette vision qu’ils portent dans un modestie de ton mais une écoute exemplaires. On admire également le style et la classe des œuvres pour piano, magnifiées par cette hauteur de vue tout comme les sonates pour violon avec Szeryng, qui restent des pierres angulaires de la discographie et de l’histoire de l’interprétation.   

On apprécie également le sens du naturel et de la respiration des Papillons et des Kinderszenen de Robert Schumann, narratifs mais toujours très contrôlés tout en allant au plus profond de l’émotion. Les Valses de Chopin brillent et resplendissent sous ce jeu inspiré et limpide au naturel. Plus loin de son répertoire naturel, il faut écouter la leçon de style des Variations symphoniques de César Franck avec un travail fabuleux de toucher sur les contrastes et la fluidité.  C'est décapé et sans graisse, telle une interprétation authentique d'avant la lettre.   

Le parcours discographique se clôt par des Suites françaises impeccables de Bach enregistrées en 1979, point final de la collaboration avec Philips. L’artiste ne reviendra ensuite au disque qu’avec parcimonie pour une nouvelle intégrale des sonates de Mozart pour les Japonais de Denon. 

Dès lors, impossible de se passer de ce coffret tant il remet la musique au cœur de l’art interprétatif. A une époque qui voit les interprètes parfois déchainer les dynamiques et exploser les contrastes dans Bach, Mozart et Beethoven. Ingrid Haebler nous rappelle l’importance des nuances et de la cohérence du discours.  Comme toujours avec ce type de coffret, l’objet est des plus soignés, tout en élégance et en sobriété, reproduisant les pochettes originales des albums et complétant le coffret par un booklet synthétique mais de la plus haute qualité. Du très grand art !  

Son : 8/10 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Pierre-Jean Tribot

 

     

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.