Théâtre : à Cergy, malgré la fermeture, les artistes sont sur le pont

Tout au long du deuxième confinement, des théâtres ont continué d’accueillir artistes et techniciens, salariés ou intermittents, pour travailler à des créations ou de répéter. C’était le cas au Théâtre Points communs de Cergy-Pontoise, qui nous a ouvert ses portes.

Par Sophie Rahal

Publié le 27 novembre 2020 à 15h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 00h12

Une lumière chaude traverse les baies vitrées du théâtre Points communs à Cergy-Pontoise, et entre deux nuages, on est parfois ébloui par le reflet des écailles cuivrées qui habillent la façade de l’imposant bâtiment, siège de l’unique scène nationale du département du Val-d’Oise. Rien, entre ces murs, ne semble troubler la torpeur automnale. À la billetterie, une bâche de protection n’abrite plus personne. Derrière le bar, la vaisselle a été soigneusement rangée. Sur les tables, les brochures aux couleurs vives attendent qu’un visiteur s’en saisisse pour découvrir la programmation de la saison culturelle tout juste entamée. Le lieu semble désert, presque abandonné. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il suffit de pousser la porte de la salle Visconti pour mesurer combien le théâtre, fermé au public depuis le 29 octobre, est vivant.

« Les filles, au HMC ! On commence dans cinq minutes. » Habillage, maquillage, coiffure : Nawel Bounar vient d’envoyer ses cinq danseuses au vestiaire avant de reprendre, accompagnée d’un régisseur lumière, le filage du spectacle F.A.C.E.S qu'elles travaillent depuis une semaine. « Cette résidence était prévue de longue date. Elle avait d’abord été supprimée en raison du couvre-feu, mais le reconfinement est arrivé et finalement, c’est parce que le théâtre est fermé au public mais ouvert aux artistes que nous sommes là », explique la chorégraphe de 33 ans, heureuse de voir aboutir sa toute première création. « J’ai le cerveau en lambeaux, ça fume de partout, j’ai mille idées qui surgissent et j’en dors mal la nuit, mais qu’est-ce que ça fait du bien ! » Sur le plateau de cette salle, enfin, ses idées ont pris forme. La trame du spectacle a été écrite et réécrite, les transitions peaufinées, pour parvenir au résultat final qui sera joué… mais quand ? Initialement programmée le 11 décembre au festival de danse hip-hop Kalypso, la première est reportée au 20 mars – si tout va bien. « On aura peut-être moins de public, moins de famille, d’amis et de professionnels dans la salle… mais l’envie de jouer est si forte qu’on s’y fait », admet la chorégraphe, sans dissimuler une légère frustration.

Répétition de F.A.C.E.S, de Nawel Bounar, avec la compagnie Géâmétrie.

Répétition de F.A.C.E.S, de Nawel Bounar, avec la compagnie Géâmétrie.

Points communs

Grâce à cette semaine de résidence, Nawel Bounar a aussi engrangé des heures de travail qui s’ajoutent aux 280 déjà accumulées. Intermittente du spectacle, la chorégraphe avait jusqu’au mois d’octobre pour atteindre 507 heures et recharger ainsi ses droits au chômage. L’année blanche, obtenue pour les artistes et techniciens du régime, prolonge cette échéance au 31 août 2021. Sans elle, près d’un intermittent sur deux (dont trente mille artistes et dix-sept mille techniciens) n’aurait pas été couvert par l’assurance chômage, selon un document de l’Unédic daté du 12 novembre qui précise que l’activité dans le spectacle a diminué de moitié au premier semestre. « C’était une mesure bienvenue, mais elle date du printemps dernier. Or, la situation a empiré depuis, et rien ne garantit que l’activité aura redémarré normalement l’été prochain », souligne Nicolas Dubourg, le président du Syndeac, syndicat d’employeurs du secteur subventionné qui réclame, comme d’autres, le prolongement de cette année blanche jusqu’en décembre 2021. « Au-delà de ce délai, les droits sociaux auxquels les intermittents peuvent habituellement prétendre (formation continue, médecine du travail, congés maternité…) sont menacés de disparaître : il y a urgence », alerte Denis Gravouil, secrétaire général de la CGT-Spectacle.

Thierry Collet, en novembre.

Thierry Collet, en novembre. Cyril Zannettacci pour Télérama

Thierry Collet s’estime « chanceux » : l’année blanche ne changera a priori pas grand-chose pour lui. Entre novembre et mi-décembre 2020, l’inclassable magicien contemporain a pourtant dû annuler une quarantaine de dates de tournée avec ses spectacles Que du bonheur (avec vos capteurs) ou Je clique donc je suis. Annoncé le 6 mai par le président de la République, le dispositif « été culturel » du ministère de la Culture – qui a mobilisé huit mille artistes –, et les manifestations estivales déployées sur tout le territoire, ont contribué à sauver sa saison. Grâce, aussi, à un dialogue fécond entre directeurs de lieux et artistes. « Avec ma compagnie, j’ai créé Le Réel inventé, un spectacle-conférence interactif présenté simultanément en salle en jauge réduite, et à distance en visioconférence, à des spectateurs qui se connectaient par Zoom », détaille le comédien, heureux d’avoir ainsi pu se produire à La Villette à Paris, à La Comète-Scène nationale de Châlons-en-Champagne ou encore au Théâtre-Sénart à Lieusaint (Seine-et-Marne).

« Cet été culturel a non seulement permis à des artistes de créer et de diffuser leurs spectacles, prouvant par là que le secteur savait réagir collectivement, mais il a touché des gens isolés à l’hôpital ou dans un Ehpad, une maison de quartier ou un centre social », abonde Jean-Michel Puiffe, directeur de la Scène nationale de Lieusaint. Puis l’été a passé, avec son lot d’annonces et de rebondissements. Thierry Collet a adapté le contenu de ses spectacles aux gestes barrière, revu leur durée pour ne pas dépasser l’heure du couvre-feu, avant de déchanter lors du second confinement. « Faire revenir un public, cela demandera de l’organisation, de la communication, de la médiation… Il ne suffit pas de dire : “On rouvre” ! »

Réglage sur le plateau du magicien Thierry Collet.

Réglage sur le plateau du magicien Thierry Collet. Cyril Zannettacci pour Télérama

La directrice de Points communs estime qu’environ 60 % de son public d’avant-confinement est revenu en salles. « Renouer le lien avec les habitants de ce vaste territoire et nos publics, en dépit de ces coups d’arrêt, est fondamental et doit se faire en parallèle d’un soutien aux artistes, pour qu’ils soient non seulement rémunérés, mais que leur travail puisse être vu. » Dès le printemps, Fériel Bakouri a donc ouvert les portes et les plateaux du théâtre à douze compagnies en résidence pour qu’elles viennent y travailler, répéter et créer, en leur demandant d’accueillir le public pendant les répétitions lorsque c’était possible. Le chorégraphe brésilien Volmir Cordeiro y est venu à deux reprises : quinze jours ont suffi à chambouler son programme. « Travailler les mouvements et la gestuelle en conditions réelles, ailleurs que dans mon petit appartement, m’a obligé à revoir la forme de mon spectacle et passer de dix danseurs à un solo accompagné d’un percussionniste », décrit-il. Enfants ou ados, collégiens voisins ou habitués du théâtre, élèves ou profs de danse, sont venus questionner son cheminement. « À ce stade de la création, je craignais de me sentir envahi, mais au contraire : j’ai revu le cœur de ce projet, confirmé des choix, et même trouvé son titre », conclut le chorégraphe.

Le secteur musical exsangue

Parce qu’ils sont soutenus par le ministère, les lieux labellisés de la culture sont tenus de payer les spectacles annulés (et de les reporter, en jonglant avec les exigences de calendriers bouclés une, voire deux saisons à l’avance), et les salariés ou intermittents dont l’embauche était prévue. Beaucoup d’autres salles – privées, indépendantes – ont également consenti à cet effort grâce aux aides mises en place par le gouvernement et en dépit d’une absence de recettes propres. Difficile, en revanche, d’entreprendre des actions de médiation dans le théâtre privé (ce n’est pas dans ses missions) ou d’accueillir les artistes pour répéter des pièces dont ils ignorent quand elles pourront être jouées. Contrairement au cinéma (où les tournages ont pu reprendre) ou au théâtre subventionné, qui ont pu profiter de cette parenthèse bienvenue, le secteur musical – gros pourvoyeur de précaires, des intermittents aux indépendants – reste aussi totalement exsangue. Rouvrir le 15 décembre ? « Nous y sommes prêts, écrivaient à la veille des annonces présidentielles, plus de trois cents directeurs et directrices de théâtre dans une lettre au gouvernement, car nous sommes responsables et solidaires des intermittents du spectacle pour que l’année blanche ne devienne pas l’année noire de tous les précaires de notre secteur. »

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