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Requins, loups, ours : sont-ils vraiment des mangeurs d'hommes ?

Par Audrey Garric (Blog Eco (lo))

Publié le 18 octobre 2014 à 17h28

Temps de Lecture 7 min.

Alors que les arrêtés préfectoraux se multiplient en France pour "prélever" (c'est-à-dire abattre) des loups, que les bouquetins du massif du Bargy sont en train d'être massacrés et que les ours sont menacés dans les PyrénéesYves Paccalet, philosophe et naturaliste, qui a participé aux expéditions du commandant Cousteau pendant vingt ans à bord de la Calypso, publie Eloge des mangeurs d'hommes. Loups, ours, requins... sauvons-les ! (éditions Arthaud, paru le 1er octobre). Un essai teinté d’humour noir, qui milite pour la préservation de ces créatures "magnifiques" mais aussi des mythes et légendes qu’elles ont inspirés.

Comment expliquer que nous soyons à la fois fascinés et effrayés par les loups, ours et autres requins ?

Yves Paccalet : Nous avons développé une crainte génétique mais aussi culturelle envers ces animaux. Génétique car nous avons hérité des Homo sapiens et des hommes de Néandertal l'idée que les animaux gros, rapides et aux grandes dents mettent en danger notre intégrité physique. Culturelle car des films comme Les dents de la mer de Steven Spielberg (1975) ou des livres comme Les Mangeurs d'hommes de Tsavo de John Henry Patterson (1907) ont intensifié cette crainte innée et ancré l'idée que les animaux sauvages allaient nous attaquer si on ne s'en débarrassait pas de manière préventive.

Dans le même temps, nombre d'entre nous sont émerveillés face à la beauté extraordinaire et la perfection de ces animaux : la vitesse et la fluidité des requins, la grâce, la légèreté et le regard magnifique des loups ou encore les performances des ours, incomparables pêcheurs de saumons qui se meuvent à une vitesse insoupçonnée. Nous avons créé le chien, un loup apprivoisé qui se couche à nos pieds. Enfants, nous portons une affection débordante aux nounours. Bref, nous éprouvons un mélange de crainte et d'amour pour les espèces sauvages.

Les loups, ours ou requins sont-ils des "mangeurs d'hommes" ?

Ces animaux tuent peu l'homme. Les requins tuent chaque année une dizaine de personnes, les loups et les ours quasiment aucun, les lions une centaine, les éléphants environ deux cents, les crocodiles autour de deux mille. Bien plus meurtriers, les moustiques tuent plus d'un million de personnes chaque année, en transmettant le paludisme (1,2 million de morts), la dengue, la fièvre jaune ou le chikungunya. Différentes espèces d'escargots, vecteurs du ver parasite de la schistosomiase, tuent également 280 000 personnes par an. La mouche tsé-tsé, en transmettant la maladie du sommeil, cause 10 000 morts par an.

Mais l'animal le plus dangereux pour l'homme est en réalité l'homme lui même. Si on regarde les statistiques depuis la première guerre mondiale, entre 500 000 et 600 000 personnes sont mortes en moyenne par an du fait de guerres et 200 000 de crimes de sang. En outre, 7 millions décèdent chaque année de la pollution atmosphérique, liée aux activités humaines, selon les chiffres de l'Organisation mondiale de la santé, 6 millions en raison de la cigarette et 1,3 million des accidents de la route. On a peur des animaux, mais ils ne sont absolument pas dangereux comparé aux dangers que nous créons nous-mêmes.

Surtout, ce sont les hommes qui sont une menace pour les animaux : nous tuons 100 millions de requins par an, des centaines de milliers d'éléphants (100 000 en trois ans), de tigres, de lions, de rhinocéros, etc.

Pourtant, les requins et les loups attaquent parfois l'homme. Pourquoi ?

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Une petite quarantaine d'espèces de sélaciens, sur environ quatre cents, sont connues pour s'être déjà attaquées aux humains et une douzaine en ont tué. Dans la grande majorité des cas, l'animal ne mord pas pour dévorer l'homme : nous ne figurons pas parmi ses proies ordinaires. Les requins attaquent principalement pour défendre leur territoire, quand ils l'estiment violé par un nageur ou surfeur. Toutefois, avant de donner le coup de dents fatal, ils avertissent l'intrus, en formant des cercles qui se resserrent, menaçants. Mais en surface, les nageurs ne s'aperçoivent de rien, contrairement aux plongeurs sous l'eau. Enervés, ils finissent alors par attaquer. C'est d'autant plus le cas qu'avec la pêche industrielle qui vide la mer de ses ressources, les requins se retrouvent à chasser et à se rapprocher des côtes.

De même, les ours noirs ne s'attaquent pas à l'homme lorsqu'ils ont faim (ils ne dévorent jamais leurs victimes) mais pour des questions de territoire et de dérangement. Un certain nombre d'entre eux sont également devenus un peu trop familiers avec notre espèce, et s'approchent pour récupérer dans les poubelles une partie de la nourriture que nous jetons.

Dans l'histoire, les loups ont davantage mangé des cadavres que tué des hommes, particulièrement pendant les guerres, comme celle de Cent Ans ou les conflits napoléoniens. C'est à ce moment qu'a été forgée la réputation du "loup mangeur d'hommes". Dans ses ouvrages, l'historien Jean-Marc Moriceau dénombre en France 1 100 agressions mortelles en quatre siècles, entre la Renaissance et la fin de la première guerre mondiale. Cela donne une moyenne de trois décès par an. Et c'était une autre époque ! Aujourd'hui, les attaques d'hommes sont extrêmement rares dans le monde - et inexistantes dans l'Hexagone depuis le retour de Canis lupus en 1992.

Dans tous les cas, qualifier ces animaux de cruels ou de sadiques n'a aucun sens. Les étologues n'ont aucun exemple de tels comportements, qui sont seulement des projections humaines. Aucun animal ne torture pour le plaisir. Par contre, il chasse pour se nourrir et défendre son territoire.

La coexistence est-elle aujourd'hui possible entre les humains et les animaux sauvages ?

Il faut apprendre à vivre avec. Concernant les loups, l'Etat doit davantage indemniser les éleveurs de brebis et financer le recrutement de contrats aidés, par exemple, pour davantage protéger les troupeaux. Il s'agit aussi de mieux réguler le prix de la viande, car c'est la concurrence des immenses exploitations de Nouvelle-Zélande et d'Argentine, et non pas les loups, qui explique les difficultés des éleveurs français.

Pour les requins, différents modes de protection des baigneurs sont utilisés ou à l'étude, tels que des filets protecteurs, des barrières électriques, des répulsifs naturels (par exemple des toxines fabriquées par les holothuries, des concombres de mer), ou des cottes de mailles ou gilets de Kevlar, inspirés de leurs homonymes pare-balles.

Mais quand on éduque correctement les gens, quand on leur explique comment se comporter face aux animaux sauvages, il n'y a pas de problème. En Polynésie, dans certaines îles, les enfants jouent avec des squales. Cela prouve que l'on peut établir des rapports pacifiques. Après, tout le monde ne peut pas le faire. Mais il y a des règles de conduite simples pour tous : vérifier les panneaux ou les drapeaux d'alerte, éviter de se baigner au crépuscule ou de nuit, se laver les mains avant de plonger si on vient de manger de la viande ou des fruits de mer. Tout cela réduit les risques. Mais le risque zéro n'existe pas.

Pourquoi protéger ces animaux et éviter leur disparition ?

Tout d'abord, les grands prédateurs sont indispensables à l'équilibre des milieux sauvages. Sans les loups par exemple, les herbivores prolifèrent et déséquilibrent les milieux en mangeant les petits arbres, ce qui empêche la forêt de se régénérer. Au parc national de Yellowstone, aux Etats-Unis, les rives des cours d'eau s'effondraient car les forêts riveraines (les ripisylves) disparaissaient. Les autorités ont alors décidé, en 1995 de réintroduire des loups, pour manger les wapitis et élans qui broutaient les arbustes. Depuis, le milieu s'est rétabli. En Amérique latine, les pumas équilibrent de manière similaire les effectifs de ruminants (guanacos, daims, etc.).

Ensuite, ces animaux font partie de notre culture : tous les récits des contes pour enfants sont emplis de ces grands animaux. S'ils venaient à totalement disparaître, on se couperait d'une partie essentielle de notre culture, qui a inspiré nos ancêtres et influencera encore nos enfants. Comme en France, le petit chaperon rouge et les Fables de la Fontaine ; chez les Inuits, la légende de Sedna avec l’ours polaire, le narval, le requin du Groenland et le phoque ; en Inde, le Râmâyana avec des éléphants, tigres, ours ou cobras ; ou en Afrique, les histoires racontées par les griots, avec des éléphants, crocodiles, girafes et lions.

Enfin, les animaux sauvages peuplaient la Terre bien avant nous. Les requins sillonnent les mers depuis plus de 400 millions d'années, et les loups arpentent nos forêts depuis 1,8 million d'années.

Propos recueillis par Audrey Garric

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Photo : AFP PHOTO / RAFA RIVAS et AFP PHOTO / SERGEI GAPON

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