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Décryptage

Télétravail : les patrons sont-ils en train de revenir en arrière ?

Les patrons américains se succèdent pour taper du sucre sur le dos du télétravail. Pourtant, on imaginait que deux ans après la pandémie, le travail à distance était devenu un acquis indéboulonnable. Pourquoi ce revirement ? En France aussi, le vent est-il en train de tourner ? On vous répond.

Elon Musk, propriétaire de Twitter et Tesla, lors de la 6e édition du sommet 'Choose France' organisé à Versailles le 15 mai 2023.
Elon Musk, propriétaire de Twitter et Tesla, lors de la 6e édition du sommet 'Choose France' organisé à Versailles le 15 mai 2023. (Ludovic Marin / Ap / SIPA)

Par Florent Vairet

Publié le 24 mai 2023 à 07:01

Sam Altman, patron de ChatGPT, a qualifié le télétravail de « pire erreur ». Le patron de Disney, Bob Iger, a formellement demandé aux salariés de renoncer au télétravail. Elon Musk, patron de Tesla, avait déclaré que le télétravail était possible à la condition de passer au minimum 40 heures par semaine dans les locaux… avant de « nuancer » sa position et de réserver le télétravail aux seuls salariés « exceptionnels ».

Vous en voulez encore ?

Le boss de la banque JPMorgan a carrément interdit le télétravail à ses cadres supérieurs car selon lui, il ralentissait la prise de décision. Pour celui de Salesforce, il nuit à la productivité. Et pour celui de Dyson, c'est un frein à l'innovation, à la collaboration et à la montée en compétences des salariés.

Le télétravail, un argument anti-pénurie de main d'oeuvre

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Toutes ces déclarations n'ont pas été faites dans les années 1980 mais bien ces douze derniers mois, alors même que la pandémie a mis au grand jour les bénéfices du télétravail. Dans la foulée, on a vu le travail à distance se démocratiser à travers le monde, et ce, jusqu'en France, pays où la culture du présentéisme avait jusqu'alors le cuir épais.

Si même l'Hexagone n'a pas résisté, c'est que les bienfaits du télétravail sont apparus implacables. Bien-être, productivité… tout y passe. Pour n'en citer qu'une, selon la Global Survey of Working Arrangements réalisée dans 27 pays par le National Bureau of Economic Research, les télétravailleurs consacrent 40 % du temps de trajet économisés grâce au télétravail aux tâches professionnelles (34 % aux loisirs et 11 % à la prise en charge des enfants). Du travail en plus, sans augmentation de salaire, du pain qui devrait être considéré comme béni par les entreprises.

Et pourtant, on voit fleurir outre-Atlantique ces prises de position radicales de patrons anti-télétravail. Des positions d'autant plus surprenantes qu'en période de grandes difficultés à recruter, qui plus est dans la tech, le télétravail est un sérieux argument pour séduire des candidats. En France, un cadre en emploi sur deux serait aujourd'hui réticent à rejoindre une entreprise ne proposant pas de télétravail, selon une étude de l'Apec (Association pour l'emploi des cadres) publiée en décembre 2022, une proportion en hausse de 6 points par rapport à 2021.

Alors comment expliquer que les dirigeants suscités freinent des quatre fers à l'idée de permettre à leurs salariés de travailler en dehors du bureau ? « Je ne l'explique pas vraiment, lâche Alexis Berthel, président de l'Association nationale des DRH pour la région Savoie Mont-Blanc. Le télétravail fait partie de ces outils d'innovations managériales qui rendent le travail plus libérant et responsabilisant. Bien sûr, il ne convient pas à tout le monde et à toutes les fonctions et organisations mais il répond aux nouveaux paradigmes du travail. »

Télétravail, pas pour tout le monde

Selon l'Insee, 22 % des salariés ont télétravaillé en 2021. Le télétravail concerne majoritairement les cadres et il est moins accessible pour les jeunes ou les salariés des petites entreprises.

De son côté, Gilbert Cette, professeur d'économie à l'école de commerce Neoma qui avait publié une étude en 2021 sur l'impact positif du télétravail sur la productivité, ne voit pas de changement de braquet sur la question de la part du patronat français. « Les enquêtes montrent toujours la même appétence pour le télétravail que dans l'immédiat après confinement. La tendance est même à reconsidérer des postes jusqu'alors jugés comme non-télétravaillables pour qu'ils le deviennent. »

Une appétence qui se constate chez les patrons mais aussi chez les cadres. Selon l'étude de l'Apec, 70 % de ceux qui télétravaillent valorisent cette modalité de travail car elle améliore leur qualité de vie et leur bien-être en dehors du travail.

Et si finalement, les positions des dirigeants Américains anti-télétravail relevaient surtout de spécificités culturelles C'est en tout cas ce que pense Florence Bonpaix, partner RH au sein du fonds Ring Capital, qui accompagne sur leur volet managérial les start-up de la tech dans lesquelles le fonds investit.

« Les Etats-Unis sont un pays très décentralisé où le télétravail a été mis en place bien avant la pandémie, notamment pour des commerciaux habitués à parcourir cet immense pays dans tous les sens », rembobine-t-elle. Et l'experte de poursuivre : « Avec la crise du Covid, le télétravail y a été accentué et nombre de salariés, qui venaient jusqu'alors périodiquement sur leur lieu de travail, s'en sont éloignés définitivement en achetant une maison ailleurs, en prenant pour acquis qu'être à 1.000 km de leur entreprise ne posait pas de problème. » Or, selon elle, on touche là à la limite du télétravail quand il est érigé en règle. « Pour conserver la créativité et l'attachement, on a besoin de se retrouver dans un lieu. »

Aucun dirigeant que j'accompagne ne remet en question le télétravail, même pas en off

Ce serait donc le 100 % télétravail ou presque que lesdits patrons américains critiquent avec tant de véhémence. D'ailleurs, si le patron de JPMorgan s'est attaqué au télétravail, il ne l'a interdit qu'aux cadres supérieurs et a imposé un seuil de trois jours de présence au reste de l'entreprise, après avoir constaté qu'un certain nombre de salariés ne venaient pas souvent au bureau.

La situation est bien différente dans l'Hexagone. « Malgré les récentes grèves, nos infrastructures de transport sont très efficaces et le pays n'étant pas très grand, les entreprises ont continué d'exiger que les télétravailleurs reviennent régulièrement au bureau. D'ailleurs, très peu d'entreprises se sont débarrassées de leurs locaux. En somme, la France est à des années-lumière du 100 % télétravail répandu aux Etats-Unis », constate Florence Bonpaix.

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Résultat, le fait que les entreprises françaises aient maintenu le lien entre le siège et les salariés expliquerait que peu d'entre elles aient basculé dans « l'anti-télétravaillisme ». « Aucun dirigeant que j'accompagne ne remet en question les bienfaits du travail à distance, même pas en off, assure-t-elle. Même les managers ‘control freak' se sont rendu compte que la productivité ne baissait pas. » Même son de cloche pour l'ANDRH, qui ne constate pas de défiance nouvelle à l'égard du télétravail.

Si en France, le télétravail a de beaux jours devant lui, il ne devrait pas échapper à quelques améliorations. « A l'ANDRH, nous constatons un besoin de cadre sur la mise en place et la gestion du temps de travail à distance, mais également un besoin de formation sur le management à distance. Par exemple, comment être efficace dans la prise de décision malgré la distance », témoigne Alexis Berthel.

Le télétravail, c'est comme l'alcool

Les réunions d'équipe demandent elles aussi à être mieux organisées, selon Florence Bonpaix, qui plaide pour conserver le plus possible ce type de réunions en présentiel, pour entre autres développer les liens, les interactions spontanées, les conversations informelles. « Sinon, on perd le sentiment d'appartenance à la boîte, à l'équipe, ce qui accroît le risque de turnover. »

« Chaque salarié possède son mode de fonctionnement, certains fanent s'ils n'ont pas d'interactions sociales, d'autres peuvent avoir le sentiment de devenir des rats de laboratoire », étaye Emmanuelle Bessez, coach professionnelle et fondatrice du cabinet Wunjo spécialiste en qualité de vie au travail.

Selon les experts interviewés, un point d'accord semble toutefois se dessiner : le télétravail cinq jours sur cinq est à proscrire. « Les entreprises qui ont fait ce choix se heurtent à des déceptions, à la perte du collectif de travail, d'informations, de productivité, et à une moins bonne intégration des nouveaux », synthétise l'économiste Gilbert Cette. Et de conclure : « Le télétravail, c'est comme l'alcool, avec sagesse et modération. »

Le télétravail organisé est bon pour l'environnement

Durant cinq mois d'expérimentation, des bureaux répartis sur dix sites français ont été fermés pendant quatre jours à deux reprises. Résultat : l'impact sur la consommation d'énergie grâce au télétravail (bureau + transport) est positif. « Lorsque le télétravail s'accompagne de la fermeture d'un site sur plus de 48 heures, le potentiel global se situe entre 20 et 30 % d'économie d'énergie sur une journée » peut-on lire sur le site du ministère de la Transition énergétique qui a mené l'étude, et ce, même une fois retranchées les consommations individuelles qui ont été générées pour chauffer nos appartements durant la journée.

Florent Vairet avec Marion Simon-Rainaud

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