Julien Libeer ose le dialogue entre le Clavier bien tempéré de Bach et la postérité 

par

J.S. Bach & Beyond : A Well-Tempered Conversation.   Julien Libeer,  piano.2022. 48’42+40’15. Textes de présentation en français, anglais et allemand. Harmonia mundi HMM 902696.97

Pour ce projet dont on peut penser qu’il s’adresse tant à ceux qui connaissent déjà le Clavier bien tempéré de Bach qu’à ceux désireux de le découvrir, Julien Libeer a choisi de ne retenir que les préludes et fugues dans les tonalités majeures du Premier livre de ce monument de la musique occidentale (et passage obligé de tous les apprentis pianistes de la planète) pour les faire alterner avec des compositions dans le ton mineur correspondant dues à des auteurs, dont certains qu’on attendrait forcément dans une telle sélection et d’autres beaucoup moins, voire pas du tout.

Avant d’aborder le choix de ces invités-surprise, on saluera le beau travail du pianiste belge sur les 12 préludes et fugues de Bach proposés. On sait que cette musique est susceptible d’une très grande variété d’interprétations, mais Libeer est le plus souvent très convaincant. On peut discuter de certaines de ses options (ainsi le halo de pédale dans le Premier prélude et fugue ne sera peut-être pas du goût de tout le monde), mais dans l’ensemble l’interprétation emporte l’adhésion par le choix très réussi des tempos (comme dans le Cinquième prélude vraiment très rapide, mais jamais précipité), l’ajout discret d’ornements, la belle égalité du toucher, l’articulation ferme et naturelle ainsi que la transparence et la clarté parfaites de son jeu polyphonique dans les fugues où il ne souligne jamais indûment les apparitions et retours des thèmes (parfois bien cachés) mais fait confiance -et il a bien raison- à l’auditeur. Tout mérite ici d’être entendu, mais une mention spéciale peut être décernée au Treizième Prélude et fugue en fa dièse mineur (BWV 858) qui est une magnifique réussite.

La sélection des pièces d’autres compositeurs intercalées entre les œuvres de Bach est une vraie réussite. Au-delà de la contrainte évidente imposée par les tonalités à respecter, on est plaisamment surpris par la sélection opérée par un musicien aussi virtuose que cultivé. Pleine de brusques changements d’humeur, la Bagatelle en ut mineur de Beethoven reçoit une interprétation fine, intelligente et impertinente. Pour illustrer la tonalité d’ut dièse mineur, ce n’est pas un Prélude de Chopin que retient Libeer, mais bien la belle Mazurka Op. 50 N° 3 dont il donne une version fière et digne, sans nulle brutalité. Le Prélude en ré mineur Op. 23 N° 3  d’un Rachmaninov inattendu, est rendu avec beaucoup de fermeté et de droiture. Autre très bon choix, le Prélude en mi bémol mineur Op. 103 N° 6 de Fauré, simple et dépouillé (et écrit en canon parfait, comme quoi Bach est parfois là où on l’attend le moins). 

Ne serait-ce que par son titre, la Fugue du Tombeau de Couperin de Ravel est un choix plus évident. Libeer la fait sonner avec beaucoup de délicatesse, dans une belle clarté des textures et une approche mi-ironique mi-sérieuse, si typiquement ravélienne.

Le premier disque s’achève par la Fantaisie en fa mineur pour orgue mécanique, K. 608 de Mozart, entendue ici dans l’arrangement pour deux pianos de Busoni. Libeer et son complice Adam Laloum  rendent parfaitement le côté néo-baroque du morceau, en particulier la  véhémence exacerbée du début.  

Le splendide Prélude et fugue en fa dièse mineur est suivi du Capriccio Op. 76 N° 1 de Brahms, beau et pensif. Alors qu’on penserait que le pianiste aurait été tenté de se servir dans les colossaux Préludes et fugues, Op. 87 de Chostakovitch, c’est le simple et dépouillé Prélude Op. 34/22 du compositeur russe qui illustre la tonalité de sol mineur.  C’est le peu connu et poétique Prélude Op. 37/12 de Busoni qui est retenu pour illustrer la tonalité de sol dièse mineur. Libeer fait suivre le Prélude et fugue en la majeur de Bach d'une sensationnelle interprétation de la Musica ricercata I de l’inattendu Ligeti, avec son traitement obstiné et plein d’imagination de la seule note la.  On n’est en revanche guère étonné de voir figurer ici le trop méconnu Max Reger, grand maître du contrepoint s’il en fut. On peut espérer que l’écriture simple et sobre de son beau Canon en si bémol mineur aidera à dissiper la réputation de lourdeur -parfois justifiée, mais pas toujours méritée- que traîne encore trop souvent ce compositeur. Enfin, le Prélude et fugue en si mineur est suivi par une surprise, les Six petites pièces pour piano, Op. 19 de Schönberg. Musique atonale certes, mais due à un compositeur qui savait tout de la tradition musicale allemande. 

Histoire de terminer en beauté (et petite coquetterie), le deuxième disque se conclut par une reprise du Prélude en ut majeur qui ouvrait cet enregistrement tout au long duquel on aura pu apprécier le choix très pertinent du pianiste en faveur d’un très beau piano Chris Maene à cordes parallèles, dont la belle sonorité transparente et aérée contribue beaucoup à assurer la clarté de la polyphonie. 

Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10

Patrice Lieberman

 

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