MFR, une campagne éducative

Former les jeunes du milieu rural, leur transmettre le goût du vivre ensemble tout en leur permettant de trouver un travail dans leur région : c’est depuis quatre-vingts ans l’objectif des maisons familiales rurales.

Il est presque 8 heures. Le soleil brille, les oiseaux chantent, mais l’heure n’est pas à la paresse à la maison familiale rurale (MFR) d’Haleine, dans l’Orne. Dans le bâtiment pédagogique, deux élèves de seconde sont en train de se battre avec un aspirateur. Océane et… Océane, 15 ans, sont de service « ménage ». Tous les matins avant 8 h 30, les deux jeunes filles doivent donner un coup de propre au petit hall d’entrée qui dessert les salles de cours. Pour l’heure, elles ne sont pas trop de deux pour gérer un aspirateur qui se démonte et qui n’aspire pas – disent-elles. Mathilde, l’une des animatrices, veille au grain derrière « ses » jeunes. « Mathilde, l’aspi ne marche pas ! » « Vous avez vérifié qu’il n’est pas bouché ? » Les deux demoiselles, qui n’y avaient pas pensé, jettent un œil dans le tuyau, obstrué par une grosse boule de saletés. « Je dois tout réaspirer ? » lâche, dépitée, la première Océane. La deuxième Océane, soutien moral de la première, approuve, et motive sa comparse. Il ne reste plus que 20 minutes avant que les cours commencent. Dehors les autres élèves comment à se rassembler, ça chahute, ça rigole, ça vanne. Un « Ta gueule » rigolard fuse entre les ados. « Dis donc ! » tance Mathilde, qui a l’oreille à tout. « Désolé ! » répond le coupable. À 8 h 30, nourris, débarbouillés, et plus ou moins réveillés, tous les élèves seront devant leurs professeurs.

C’est un début de journée ordinaire à la MFR d’Haleine. L’établissement est planté à l’entrée du village de 236 habitants – soit à peine plus que les effectifs de l’établissement, élèves et personnels inclus. Ici, c’est la campagne, la vraie. Verte et dodue, riante sous le soleil, un peu moins sous la pluie. À quelques kilomètres de la frontière entre l’Orne et la Mayenne, « dans un trou perdu » charrient les élèves ; les terminales, qui ont le droit de sortir le soir, doivent avoir une voiture pour pousser jusqu’à la ville, La Ferté-Macé, à un quart d’heure, ou Alençon, à 45 minutes. L’établissement est composé de plusieurs bâtiments en U, posés autour d’un gros chêne au moins centenaire. Dortoirs des filles, dortoirs des garçons, salles de cours – chaque classe a la sienne –, salle informatique, foyer, cuisine, réfectoire – tous les repas sont préparés sur place sous la houlette de Jean-Jacques Soisnard, le « maître de maison », qui assure les fonctions d’économe/intendant/cuisinier.

Apprendre, vivre ensemble, faire le ménage

Comme toutes les MFR, la maison familiale rurale d’Haleine est un établissement scolaire laïque privé, au statut d’association, sous contrat avec l’État. Coût d’une année pour les familles, tout compris, cours, logement, repas : 1 600 euros pour les élèves de 4e et 3e, 1 800 à 2 000 euros de la seconde à la terminale. Pour ce prix les jeunes bénéficient d’un cadre solide : réveil à 7 heures, petit déjeuner à 7 h 15, début des cours à 8 h 30, déjeuner à 12 heures, reprise des cours jusqu’à 17 h 30, goûter, études surveillées obligatoires, dîner à 19 heures, douche, retour dans les chambres à 21 heures, extinction des feux à 21 h 30 pour les 4e et les 3e, 22 heures pour les secondes, premières et terminales. Ouf ! « Ici, il y a du respect entre les jeunes et les adultes, souligne Élodie Dubois, qui travaille à la cuisine avec Jean-Jacques. Certains ne savent rien faire quand ils arrivent ici, du genre à passer la serpillière avant le balai, mais on leur apprend ! Ça râle parfois, surtout les terminales, mais ils le font quand même. » Car tous les jeunes de la maisonnée sont impliqués à tour de rôle dans le fonctionnement de l’établissement : ménage dans les salles, les chambres, les sanitaires, service à table, débarrassage… Le service du petit déjeuner est le moins couru : et pour cause, il implique de se réveiller à 6 h 45. Dur pour un ado.

Mais la vie dans une communauté où chacun doit faire sa part est l’un des grands principes des maisons familiales rurales, d’où leur nom, qui fleure bon le début du siècle passé. De fait, c’est dans les années 1930 que la toute première des MFR a vu le jour entre Lot et Garonne. Dès l’origine les principes furent posés : l’implication des parents dans la scolarité de leur enfant, le lien avec les territoires, et la pédagogie de l’alternance. La formation en alternance est en effet l’autre pilier de la « méthode » éducative des MFR. Tous les jeunes, de la 4e au BTS, alternent au fil de l’année semaines de cours et semaines de stages dans des entreprises. Schématiquement, 15 jours à l’école, 15 jours en entreprise. Les cours, en phase avec les programmes officiels, sont assurés non pas par des « professeurs » mais par des « moniteurs », ou « formateurs » – des enseignants hyperimpliqués dans la vie de leur MFR. Ainsi, à Haleine, ils partagent un grand bureau avec vue sur les champs. Quels que soient leurs horaires de cours, ils sont là pour la journée. La porte est toujours ouverte aux élèves. Pour gérer une dispute entre jeunes, une question sur les devoirs, ou l’emprunt d’un ballon. « On est suivi de A à Z, confirme Audrey, élève en terminale. Ici, c’est très différent d’un collège ou d’un lycée classique : on n’a pas le choix, on doit travailler, car tout est cadré ; mais l’avantage c’est que les profs sont toujours là pour nous. »

Aline Foisneau fait partie de ces enseignants pas tout à fait comme les autres. Elle enseigne les sciences économiques et sociales, le français et l’art de la communication aux élèves qui préparent le bac professionnel SAPAT (services aux personnes et aux territoires). La quadra vient de faire sa vingtième rentrée dans la fonction de moniteur : « Ici, nous souhaitons le bien-être de nos élèves avant leur réussite scolaire, explique-t-elle. Ce qui ne veut pas dire que nous ne sommes pas exigeants en termes de résultats ! Mais notre travail est différent de celui des professeurs classiques : on fait cours, on corrige des copies, mais nous sommes aussi présents dans l’établissement tous les jours de la semaine, de 8 h 30 à 17 h 30. » Les moniteurs d’Haleine assurent aussi l’étude surveillée et le soutien scolaire pour tous les élèves de 18 à 19 heures, à tour de rôle. Ils mangent certains soirs au réfectoire avec leurs élèves : « À table, on parle de tout ! explique Aline. Les élèves osent poser des questions qu’ils ne poseraient pas en cours, ils nous découvrent autrement et nous apprenons à mieux les connaître… Ça permet surtout aux plus jeunes de se rendre compte que les professeurs ne sont pas des extraterrestres. Ils nous écoutent peut-être un peu plus ensuite quand on leur apprend à se présenter, à lever la main, à bien se tenir sur leur chaise, à ne pas souffler en levant les yeux au ciel… Nous sommes là pour les professionnaliser. » En complément, les expériences en entreprise permettent aux jeunes des MFR d’acquérir les bases du savoir être indispensables pour se faire une place dans le monde du travail. Pas peu fière, Aline ajoute que toutes ses élèves de terminale ont un job assuré pour l’été : « Les entreprises sont très demandeuses de nos jeunes car ils sont tout de suite opérationnels. »

C’est tout l’intérêt des formations en alternance : préparer un diplôme tout en cumulant les expériences professionnelles. Aux « petits » de 4e et de 3e, les stages variés – chez des artisans, des agriculteurs, des commerçants… – permettent de se faire une idée de « ce qu’ils veulent faire plus tard ». Et aux plus grands, ces expériences de terrain permettent de consolider leurs connaissances et leurs compétences, et de prendre conscience de certaines réalités. C’est notamment le cas pour les jeunes filles qui sont en SAPAT : « Elles vont être confrontées à la vieillesse, à la maladie ; c’est compliqué pour une jeune de 15 ans, explique Aline. Avant de les envoyer en stage, nous faisons avec elles des visites préparatoires dans les établissements, et puis nous restons en contact avec leurs maîtres de stage pour faire des points réguliers. On ne les lâche pas comme ça en entreprise. » À la fin de leur scolarité secondaire, les bacheliers des MFR cumulent donc plus de soixante semaines de stage, dont au moins trois hors de leur région. À cela peuvent s’ajouter des voyages à l’étranger : 90 % des séjours Erasmus de l’enseignement agricole sont réalisés par des élèves des MFR. De quoi faire un beau CV.

La mauvaise réputation

Un CV d’autant plus joli qu’il est le plus souvent décoré d’au moins un diplôme. Ainsi, en 2017, les MFR affichaient un taux de réussite de 88,6 % au brevet série professionnelle (contre 79,7 % au niveau national), et de 89,3 % pour les bacs professionnels (contre 81,1 %). Cette année, des élèves de SAPAT ont même réussi à décrocher une très convoitée place en école d’infirmière sur Parcoursup, la plateforme d’admission dans l’enseignement supérieur.

Et pourtant les MFR jouissent d’une image assez dégradée en dehors du milieu rural, comme en témoigne Pascal Borel, le très investi directeur de la MFR d’Haleine : « À la dernière rentrée scolaire, un principal de collège de la ville voisine a fait un discours aux parents d’élèves pour les prévenir de ne pas mettre leurs enfants chez nous, parce que ça les conduirait à l’échec. Sympa, non ? » C’est donc essentiellement le bouche-à-oreille qui décide des parents à inscrire ici leur enfant : « La moitié de nos jeunes ont un membre de leur famille qui a fait ses études chez nous, souligne le directeur, et la plupart des parents d’élèves sont employés, ouvriers, professions intermédiaires ou agriculteurs. »

Mais il y a toujours des exceptions, comme l’illustre Carla, arrivée à la MFR d’Haleine il y a un peu plus d’un an. La jeune fille est parisienne, son père possède une compagnie de taxis, et sa mère dirige une petite agence de communication. Très loin du milieu rural – même si la famille possède une maison de campagne dans l’Orne. « Carla souffre d’un trouble des apprentissages qui a bien compliqué sa scolarité, raconte sa mère, Nathalie Moser. Comme nous sommes plutôt une famille d’intellectuels, nous n’avions jamais entendu parler des MFR ! Nous avons trouvé un lycée agricole privé qui l’a prise en seconde, mais qui n’a pas voulu la garder en première, faute de places suffisantes. C’est une voisine de notre maison de campagne qui nous a parlé de la MFR d’Haleine. Elle nous a dit que ça avait sauvé son fils ! Dès la première visite, Carla a voulu s’y inscrire. L’alternance entre les stages et les cours, la théorie mise en pratique, c’est exactement ce dont elle avait besoin pour réussir à apprendre. » À voir la bouille réjouie de Carla sur sa photo de classe, affichée dans la salle des profs de l’établissement, on a effectivement l’impression que la jeune fille a trouvé sa voie ! Seule fille dans une classe d’une vingtaine de garçons, elle prépare un bac professionnel agroéquipement et s’est découvert une passion pour les engins agricoles – ça tombe bien, le secteur embauche. « L’ambiance a changé quand elle rentre à la maison, ajoute Nathalie Moser. Carla n’est plus en situation d’échec, donc elle est moins stressée. À la MFR elle fait partie d’une communauté, elle développe un vrai sens des responsabilités, elle est très bien suivie par les professeurs, c’est un soulagement pour nous, les parents. »

Le tryptique professeurs/parents/ maître de stage

Les MFR auraient-elles trouvé la formule magique qui permet de faire réussir tous les jeunes, quels que soient leur milieu ou leur appétence pour les études ? « Il ne faut pas exagérer, sourit Pascal Borel, le directeur. Sur cent cinquante élèves, chaque année, on en a une dizaine qui peuvent poser des problèmes de discipline ou d’investissement dans le travail scolaire. On arrive à régler ces problèmes uniquement si les parents sont derrière nous. Sans eux, on ne peut rien faire. » Les maîtres de stage jouent aussi un rôle très important dans la formation des jeunes. Lesquels sont donc « triangulés » par ces derniers, leurs parents et leurs professeurs. Martine Pesné, infirmière dans un Ehpad voisin de la MFR, est l’une de ces maîtres de stage. Une mission qui la comble : « Je vois ces jeunes comme des pépites à l’état brut. Il faut leur donner du temps, les accompagner. Ça n’est pas évident d’être confronté à 15 ans à des adultes qui ne sont pas des professeurs ou des membres de sa famille ! On se tient au courant des progrès et des difficultés avec les professeurs, et on pousse les élèves à aller plus loin dans leurs études, à continuer dans le supérieur. » « Certains élèves nous arrivent un peu abîmés par le collège, raconte Isabelle Chatel, l’une des formatrices, référente des classes de 4e et elle-même ancienne élève de MFR. On leur a répété qu’ils n’étaient bons à rien, ils sont donc très motivés par les stages mais pas toujours par les cours ! Au début, ils sont surpris par la proximité qui s’installe entre eux et nous. Mais ils ont besoin d’un cadre pour reprendre confiance, et c’est ce qu’ils ont ici. En MFR, les jeunes ont un adulte pas loin d’eux presque 24 heures sur 24. En cours comme en stage, on s’occupe d’eux, c’est comme ça qu’on les remet en selle. »

Ce jeudi après-midi, le directeur de la MFR d’Haleine a justement rendez-vous avec des parents qui souhaitent retirer du collège du coin leur aîné, Diego, en 3e. Toute la famille est là : le père, la mère, le jeune candidat, et ses trois petits frères et sœurs, dont un bébé de 3 mois qui commence à râler dès le début de l’entretien. Le père dit que son fils n’est pas motivé par les études, la mère raconte une situation de harcèlement… Pascal Borel s’adresse directement à Diego. Sa première question : « Est-ce que tu as une passion dans la vie ? » « La mécanique et la carrosserie », marmonne l’ado, alors que le bébé commence à pleurer. « C’est bien, ça, et pourquoi veux-tu venir chez nous ? » relance Pascal, les yeux dans ceux du gamin. « Pour les stages et l’alternance », répond le jeune. Le directeur valide d’un sourire, et commence à éplucher le bulletin de notes du collégien, en prenant soin de s’arrêter sur les quelques points positifs, avant d’expliquer le fonctionnement de la MFR, la vie à l’internat, la nécessité pour les parents de s’impliquer dans le suivi des études et des stages de leur fils… Puis vient sa question rituelle : « Est-ce que ce contrat vous convient à tous ? » Trois « oui » fusent. « Alors on va te trouver une place ici, Diego ! » Le bébé hurle désormais à plein poumons. Mais son grand frère sourit : à la prochaine rentrée, il va commencer une nouvelle vie.

Sandrine Chesnel

 

Quatre-vingts ans d’histoire

La première MFR a vu le jour dans les années 1930, entre Lot et Garonne, à l’initiative d’un curé, l’abbé Granereau, et de syndicalistes paysans, soucieux de proposer à leurs adolescents des formations qui ne les obligent pas à abandonner leur campagne pour la ville. Aujourd’hui il existe plus de 400 MFR, qui accueillent 45 000 élèves. 30 % d’entre eux sont en classe de 4e et de 3e, 30 % se forment aux services aux personnes, et 23 % sont inscrits dans des formations ayant trait à l’agriculture. Les autres élèves se répartissent dans des domaines variés comme l’environnement, la gestion des forêts, l’alimentation, le commerce, la mécanique…

Photo : © Sandrine Chesnel