Flûtes à bec en duo, du Moyen-Âge à nos jours : un must

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FR2. Georg Philipp Telemann (1681-1767) : Sonate en sol mineur (TWV 33). Cancionero d’Uppsala (1556) : Primus tonus, Quinto tono, Sexto tono. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Toccata & Fugue BWV 565. Ralph Vaughan Williams (1872-1958) : Suite for two pipes. Llibre Vermell de Montserrat (c1400) : Stella splendens. Cantigas de Santa Maria (c 1270) ; A que por mui gran Fremosura. Rhia Parker (*1987) : Cantigas I. Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Mus. Ms. 260 (c1540) : Agnus Dei (Pierre de la Rue, Antoine Brumel, Matheus Gascogne, anonyme). Glen Shannon (*1966) : Slingshot. Sören Sieg (*1966) : The Dervisch and the Devil. Giuseppe Sammartini (1695-1750) : Sonate Op 6/III. Stefan Franz (1785-c1850) : Grand Duo. Marc Mellits (*1966) : Black. Tom Beets, Joris Van Goethem, flûtes à bec. Août 2020. Livret en anglais, allemand, néerlandais, japonais. TT 70’52. SACD Aeolus AE-10316

Deux membres du regretté Flanders Recorder Quartet (1987-2018) proposent leur premier album qu’ils ont pris le temps de concevoir : une anthologie pour paires de flûtes à bec, du Moyen-Âge à aujourd’hui. Ils collaborent depuis 2008 et se produisent en duo depuis 2013, c’est dire combien le programme est pensé, éprouvé par la réflexion et la pratique commune. Leur survol s’affranchit d’ailleurs de l’ordre chronologique, et se permet au besoin une nécessaire licence interprétative. Ainsi, et c’est bien légitime, dans les pages médiévales à réinventer : une des Cántigas compilées par Alfonso el Sabio (1221-1284) et ce Stella Splendens absolument envoûtant, moiré par un bourdon et diapré par une onirique kalimba. Une atmosphère prolongée sans hiatus esthétique par Cantigas I de Rhia Parker (née en 1987). Progressivement ombrée vers les profondeurs de la tessiture, la collection d’Agnus Dei dérivés de messes de la Renaissance est psalmodiée sur un consort en quintes spécialement appariés pour les artistes par Tom Prescott. Trois emprunts au Cancionero d’Uppsala emploient deux bassets du même facteur.

Sans surprise, le volet dix-huitièmiste n’a pas fait l’impasse sur un contributeur majeur : Sammartini dont nous entendons la troisième sonate de l’opus six (publiée en 1750 comme opera prima), sur flûtes de voix. Parmi le vaste corpus essaimé à l’ère baroque et galante, les deux autres étapes sont moins évidentes et témoignent d’une volonté de sortir des sentiers battus. Un inventif arrangement du célébrissime BWV 565 de Bach. Et de Telemann voici non l’attendu Duetto TWV 40:107, mais une accrocheuse « Sonate en sol mineur » assemblée d’après les Fantaisies pour clavecin TWV 33 ; mentionnons, pour préciser le livret, que la sixième Fantaisie n’est ici pas jouée complètement, mais représentée seulement par le Largo qui précède le da capo. On observera l’absence de la Cour française, pourtant la matière ne faisait pas défaut : Montéclair, Corrette, Loeillet, Hotteterre... 

Même si on l’associe souvent à la musique ancienne, le répertoire de la flûte à bec ne s’arrête pas là. Au tout début du XIXe siècle apparut le csakan d’origine hongroise, aussitôt adopté dans la société autrichienne. Un disque d’Hugo Reyne, Viennoiseries musicales, se consacrait à quelques pages solistes et chambristes qui réjouissaient alors les salons romantiques. Notre SACD a choisi l’Allegro vivace du Grand Duo (première édition en 2002 chez Hofmeister Musikverlag) d’un contemporain de Schubert, disparu vers 1850. Président de la British Piper’s Guild, Joris Van Goethem rend ensuite hommage à l’un de ses glorieux prédécesseurs : nul autre que Vaughan Williams dont la Suite for two pipes, entre traditions savante (contrapunctus, fughetto) et populaire (march, musette, pastoral), rappelle combien le symphoniste anglais s’inspira des folksongs. Cette œuvre rare est enregistrée pour la première fois, sur des flûtes confectionnées par les artistes eux-mêmes.

Le XXe siècle ? On aurait pu convier la production russe et par exemple sélectionner le Music from afar (1996) de Rodion Chtchedrine. Mais le parcours privilégie trois personnalités nées en 1966. L’athlétique et pulsatile Black que l’Américain Marc Mellits écrivit pour clarinettes basses connut de nombreux atours, dont le saxophone ; il est ici abordé sur deux Grossbassflöten de la maison Küng de Schaffhausen. Les deux autres pièces furent récemment commandées par le Flanders Recorder Duo : le pimpant et chamarré The Dervisch and the Devil pour soprano et ténor s’accompagne d’effets percussifs frappés au pied ou sur cajóns à timbre. On songe à l’influence irlandaise, aux tap dancers, mais la palette d’exotisme ne se laisse pas circonscrire. Tout aussi rythmé quoiqu’exploitant les sonorités graves, Slingshot s’arme d’abord comme la contraction d’un ressort (le titre signifie catapulte) puis se dégingande au gré d’un swing fantasmé, syncopé par la Subbassflöte (avec ses 6 kg, le poids lourd de la famille) : faut-il voir en ces contorsions chaloupées une allusion aux talents chorégraphiques de Tom Beets dont un hobby, nous dit sa biographie, est de danser le Lindy Hop ? En tout cas, cet irrésistible mécanisme expose à une fréquentation compulsive : l’écouter plus de deux fois, c’est se soumettre à l’addiction !

On ne gaspillera pas des lignes à vanter la virtuosité de notre binôme : leur carrière et les honneurs qu’elle connaît parlent pour eux. Fantaisie cadrée par le bon goût, sensibilité sans mièvrerie, et surtout panache dénué d’ostentation : là où le projet aurait pu risquer le tape-à-l’œil ou l’éventaire de bibeloterie, une telle humilité rend d’autant attachant cet intelligent voyage d’une heure dix. Et pourtant, quels experts à la gouverne ! Et quel arsenal : une vingtaine de flûtes sont à la manœuvre. Concerter à deux instruments à vent de même nature n’implique pas ménage aisé : en paraphrasant Sacha Guitry, on dira que notre duo affronte des problèmes qui ne seraient pas posés en récital soliste, mais il tire de ce mariage un florilège dont on fera trousseau. Embarquons à cette lune de miel : l'église collégiale de Kyllburg lui fournit une acoustique précise et délicatement réverbérée, et la captation relève de l’excellence audiophile.

Son : 10 – Livret : 9,5 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

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