Exercice délicat que celui de dresser des listes alors qu’on n’a pas lu tous les livres parus dans l’année; mise à nu de nos goûts personnels devant nos lecteurs; débats avec soi-même pour trancher qui reste, qui part. Mais surtout une célébration des textes qui nous ont intimement touchées, émues, subjuguées. Ni liste des meilleurs vendeurs ni liste de livres à conseiller à tous, voici seulement les titres qui se sont démarqués pour quatre des membres de l’équipe Les libraires en 2022.

Les choix d’Isabelle Beaulieu
Créatrice de contenu pour Les libraires et rédactrice pour la revue Les libraires

Que notre joie demeure
Kevin Lambert (Héliotrope)

Que notre joie demeure - Kevin LambertCe n’est pas tous les jours qu’on lit un roman qui est à la fois une source de réflexion sur des enjeux actuels de nos sociétés et une plongée dans l’esprit et les émotions humaines, le tout admirablement mis en scène et écrit avec un souffle incroyable. C’est ce qu’offre Kevin Lambert qui signe avec Que notre joie demeure son meilleur livre jusqu’à maintenant. Grâce au personnage de Céline Wachowski, une architecte montréalaise de réputation internationale qui possède une richesse considérable et qui sera confrontée à une polémique qui lui fera revisiter tout le chemin parcouru, nous sommes amenés à regarder les multiples raisons qui engendrent nos actes. À interroger la légitimité de nos choix, notre tendance à user de discours à l’emporte-pièce, nos erreurs pourtant pétries de bonnes intentions, les valeurs que nous portons et qui conservent la mémoire de nos faux-bonds. À l’instar des grands romans, celui-ci donne moins de réponses qu’il soulève de questions, lesquelles nous entraînent, pour soi-même et collectivement, à se repenser librement.
(Entrevue à lire ici)

Enlève la nuit
Monique Proulx (Boréal)

Enlève la nuit - Monique ProulxMarkus a 21 ans quand il quitte la communauté hassidique pour entreprendre une nouvelle vie dont il ne connaît pas encore le visage. C’est à ce moment que nous le rencontrons, quand il n’a rien à perdre, mais non plus rien de gagné. Nous suivons ses pérégrinations dans les rues de la grande métropole où il apprendra la survie au jour le jour, cédant presque au désespoir. Il optera finalement pour la poursuite de son idéal, c’est-à-dire simplement être heureux, un état qu’il trouvera auprès de ses amis, ses amours et l’écriture. La langue que Markus tente d’apprivoiser finira par le préserver de la chute. Elle lui permet de communiquer, d’entrer en relation, de nouer des liens, mais surtout de trouver les mots qui lui serviront à se définir et à s’émanciper. La grande écrivaine Monique Proulx nous raconte la trajectoire d’un homme qui, avec l’humilité et le courage qu’il faut, rédige et concrétise sa propre destinée. Elle réussit à transcender ce qui aurait pu être une histoire de renaissance comme tant d’autres, mais qui, sous la plume de celle qui manie le verbe avec une dextérité telle qu’on dirait un enchantement, devient une œuvre incandescente et féconde.
(Entrevue à lire ici)

Ton absence n’est que ténèbres
Jón Kalman Stefánsson (trad. Éric Boury) (Grasset)

Ton absence n'est que ténèbres, Eric BouryUn homme se réveille dans une église de la campagne islandaise et ne se souvient de rien. Ni qui il est, ni ce qu’il fait là, ni où il va. C’est à partir de ce néant que Jón Kalman Stefánsson construit un roman renversant, autant par la forme que l’essence. Au gré des gens que le narrateur rencontre et qui semblent le connaître se déploient les désirs et les malheurs des uns, les joies et les failles des autres, édifiant en un majestueux déferlement un livre aux innombrables embranchements. Même si la composition est complexe, elle ne fait jamais entrave au sens qui surgit des situations et par-dessus tout des êtres qui peuplent le récit, tous conduits par l’amour et mus par l’espoir. Avec poésie et humour, le fjord en toile de fond, les phrases se déplient et reconstituent sans se soucier de la chronologie les vies de plusieurs générations qui s’interpellent et se répondent. Si un accident décime une famille, si certains sont meurtris par les pertes et les déceptions, si l’on n’est jamais à l’abri de la foudre touchant nos têtes, une lueur continue à nimber sur toutes choses, filtrant les ombres et allumant des éclaircies. Ici il faut tout embrasser, la mort, la nostalgie et la beauté d’un instant, comme les rêves brisés qui fourbissent des visées insoupçonnées.


Les choix de Josée-Anne Paradis
Rédactrice en chef de la revue Les libraires et directrice de contenu pour Les libraires

Des quartiers sans voitures
Stéphane Boyer (Somme toute)

Des quartiers sans voitures - Stéphane BoyerJ’ose placer un essai dans cette liste. Car Des quartiers sans voitures peut radicalement changer notre regard sur les choses – et c’est pour ça qu’on aime les livres, car ils nous font grandir, non? Je n’ai jamais eu de voiture, je n’habite pas au centre-ville ni à Montréal. Je me déplace en vélo et en transport en commun. C’est un choix, pas toujours facile à assumer, surtout avec un jeune enfant, dans un modèle d’urbanisme où tout est réfléchi pour les automobilistes. Alors de lire la proposition de Stéphane Boyer, maire de Laval, qui dans une vision pas si utopiste que ça (et qui évacue tout modèle unique) explique comment il serait possible d’envisager, pour de nouveaux quartiers, des lieux de vie où tout se fait en dix minutes à pied – épicerie, librairie, garderie, etc. –; de lire que de valoriser la densité populationnelle tout en évitant les tours de soixante étages permet à la fois de donner un coup de pouce à la planète, à nos relations sociales grâce au voisinage et à notre portefeuille; de lire qu’il est possible d’imaginer nos déplacements, mais aussi notre quotidien autrement, eh bien, moi ça me fait rêver!

Éloïse ou le violon
Manon Louisa Auger (Leméac)

Éloïse ou le violon - Manon Louisa AugerC’est une histoire terrible qui nous est racontée dans Éloïse ou le violon, mais le tout est servi dans un écrin feutré qui rappelle les œuvres des sœurs Brontë. Manon Louisa Auger emprunte ici la plume à un siècle révolu pour la tremper dans l’encre de la sauvagerie qui taraude ses personnages délicieusement complexes, qui flirtent avec les archétypes des contes de fées – ceux qui font frémir plutôt que rêver. L’histoire se déroule dans l’entre-deux-guerres, au Québec. Éloïse, jeune fille sans âge qui devient fil-de-fériste entre fabulations et cruauté, vit au fond des bois avec sa mère et son grand-père, insère des aiguilles de mélèzes dans ses cheveux tressés pour s’en faire d’originales couronnes, s’enivre de la froideur des eaux riveraines lorsqu’elle s’y glisse pieds nus. Elle est enjôleuse, autant que machiavélique. C’est une jeune femme qui possède la répartie d’une Anne Shirley, mais aussi une solitaire qui écoute en silence les hurlements de loups. L’histoire débute alors qu’on nous dit qu’elle a jeté son père dans le puits. Mais qu’en est-il vraiment?
(Entrevue à lire ici)

Cinq filles perdues à tout jamais
Kim Fu (trad. Annie Goulet) (Héliotrope)

Cinq filles perdues à tout jamais - Kim FuKim Fu excelle dans l’élaboration, complexe et nuancée, de la construction identitaire de ses personnages à qui elle fait vivre une aventure des plus formatrices : dans un camp de vacances, alors qu’elles ont entre 9 et 11 ans, cinq filles se retrouvent perdues, seules sur une île, sans que quiconque sache qu’elles y ont passé la nuit. Les heures affolantes qui suivront auront de quoi les marquer, toutes, pour le reste de leur vie. L’intelligence de l’autrice se dévoile lorsqu’elle plonge dans la vie de ces fillettes. Car si le fil rouge de ce roman se tisse autour de la survie sur l’île, sous la lorgnette principale d’une des fillettes, le tout ne fait pourtant qu’un cinquième de l’ouvrage. Le reste est consacré, en quatre parties autonomes bien denses, à la vie de chacune des autres filles. Elles doivent vivre avec des défis, des rêves, dans des environnements socio-économiques différents; elles doivent porter leur passé chacune à leur façon; elles se développent selon leur personnalité bien distincte. Toutes ont une histoire différente et elles évoluent chacune à leur manière, comme elles l’ont d’ailleurs fait sur l’île… Et chapeau à la traduction!
(Trois raisons de lire ce livre à découvrir ici)

Les choix d’Ariane Lehoux
Coordonnatrice générale, Les libraires

Je serai le feu
Diglee (trad. Clémentine Beauvais) (La ville brûle)

Je serai le feu, Clémentine BeauvaisRetrouvez ici les textes de cinquante femmes poètes du XIXe au XXIe siècle. Aussi bien les textes que les portraits et illustrations originales sont l’œuvre de Maureen Wingrove (Diglee), autrice de bande dessinée et romancière française. En préface, Diglee exprime que « ce livre n’est absolument pas une anthologie »; la sélection de poèmes et les biographies rédigées y étant subjectives. Le sommaire vous convaincra de vous procurer ce beau livre de 333 pages : des filles de la Lune aux mélancoliques, des magiciennes aux insoumises, jusqu’aux consumées. Pour n’en nommer que quelques-unes : de Cécile Sauvage à Catherine Pozzi, de Patti Smith à Catherine Voyer-Léger, jusqu’à Sylvia Plath et Alejandra Pizarnik. Découvrez également dans Je serai le feu des poèmes anglophones inédits, traduits par Clémentine Beauvais. Une perle de livre à posséder dans sa bibliothèque ou à conserver en évidence sur une table de son foyer! Bien évidemment, je ne saurais faire fi d’autres perles de la poésie québécoise, qui n’est pas en reste encore en 2022. Je pense entre autres à Tu choisiras les montagnes d’Andréanne Frenette-Vallières (Le Noroît), La vie virée vraie de Laurance Ouellet Tremblay (Le Quartanier) et Mouron des champs de Marie-Hélène Voyer (La Peuplade).

À la maison
Myriam Vincent (Poètes de brousse)

À la maison - Myriam VincentCe roman fait aussi partie des choix de nos libraires cette année! Il est dans la liste préliminaire du Prix des libraires dans la catégorie Roman, nouvelles, récit – Québec. C’est dire combien il se hisse au rang des incontournables! Furie (Poètes de brousse, 2020), le premier roman de Myriam Vincent, m’avait plu tout autant. Ce sont deux œuvres au suspense insoutenable qui se lisent avec frénésie et sans fermer l’œil. Dans À la maison, Jessica, pour le moins anxieuse, vit sa grossesse dans une nouvelle maison d’un blanc plus que Pinterest de laquelle elle se sent à la merci. Elle seule est témoin des artifices surnaturels et inquiétants de sa demeure, pas même son amoureux Phil, qui semble s’y plaire. Sa page Instagram ne révélera pourtant rien des phénomènes étranges auxquels elle est en proie. Jessica en vient à se demander s’il est possible de faire une « dépression prépartum ». Après l’accouchement, elle en aura plus qu’assez de cette maison…

La banalité d’un tir
Mali Navia (Leméac)

La banalité d'un tir - Mali NaviaJe suis le genre de lectrice incapable de plier le coin d’une page d’un livre, d’y écrire au plomb ou à l’encre ou même de surligner. Dans cette autofiction, premier roman de Mali Navia, née à Montréal d’un père colombien et d’une mère canadienne, nombreux sont les passages que j’aurais pu marquer d’une couleur vive. « Le monde ne peut pas être aussi petit que celui dans lequel on m’a appris à vivre. » Amour paternel, exil, dépossession de soi, honte, malheur, deuil d’un être cher, sororité, quête du bonheur et de la plénitude : autant de thèmes et sentiments traversant le récit d’Ana, de son enfance à l’âge adulte. C’est si bien écrit et infiniment touchant. Même enfant, Ana réalise une lecture empathique de sa vie familiale, plus particulièrement de son père dont le cœur et l’identité balancent entre le Québec et la Colombie. Au moment d’écrire ces lignes, je constate que ce titre fait également partie de la liste préliminaire du Prix des libraires. Quel beau hasard!

Les choix d’Alexandra Mignault
Adjointe à la rédaction, revue Les libraires

Les ombres blanches
Dominique Fortier (Alto)

Dans Les villes de papier, Dominique Fortier imaginait la vie recluse d’Emily Dickinson. Avec Les ombres blanches, elle raconte la suite; elle s’intéresse à son entourage et à son héritage, à ce qu’elle a laissé derrière elle, à ce que son absence a créé. La sœur de Dickinson découvre les textes de la poète après sa mort, ce qui donnera naissance à un livre posthume, qui deviendra une importante œuvre de la littérature américaine, une œuvre qui aurait pu ne jamais voir le jour. Encore une fois, l’écrivaine à la plume somptueuse rend hommage aux livres, aux histoires qui nous habitent et au pouvoir de la littérature dans ce roman poétique, tendre et lumineux.

 

Femme fleuve
Anaïs Barbeau-Lavalette (Marchand de feuilles)

Anaïs Barbeau-Lavalette poursuit son œuvre vibrante et envoûtante avec Femme fleuve, le dernier jalon de qu’on peut considérer comme un triptyque amorcé avec La femme qui fuit et Femme forêt. Une femme en retraite sur une île pour écrire, loin de son homme et de ses enfants, rencontre un peintre, tentant de reproduire le bleu du fleuve, qui chamboule sa vie et son cœur. Cette histoire d’une passion amoureuse sonde les empreintes que les gens laissent en nous. C’est une célébration poétique et sensuelle du désir au féminin, de la beauté du fleuve, de l’amour.

 

 

On a tout l’automne
Juliana Léveillé-Trudel (La Peuplade)

Celle qui nous avait charmés avec Nirliit revient avec On a tout l’automne, une histoire empreinte de sensibilité et de poésie. Après une absence de deux ans et quelques leçons d’inuttitut, une jeune femme est de retour à Salluit pour des ateliers de poésie. Elle retrouve des enfants qu’elle avait jadis connus, maintenant adolescents. Peut-être que ces jeunes qu’elle porte dans son cœur et pour qui elle s’inquiète l’aideront à avancer, lui monteront le chemin… Un roman tendre et beau qui parle de résilience, des liens entre les êtres, de deuil et de la peur de perdre ceux que l’on aime.
(Entrevue à lire ici)

Publicité