Menu Close

Le massacre de Tadamon : une enquête secrète de chercheurs sur la politique d’extermination en Syrie

Le quartier de Tadamon photographié en 2018. Louai Beshara/AFP

Le Parquet national antiterroriste français a indiqué ce 17 août avoir reçu «une importante documentation relative à de possibles crimes commis par les forces du régime syrien (…) lors du massacre de Tadamon, à Damas, en 2013». Selon le Quai d'Orsay, «les faits allégués sont susceptibles d'être constitutifs de crimes internationaux les plus graves, notamment de crimes contre l'humanité et crimes de guerre», crimes pour lesquels la justice française dispose d'une compétence universelle. Ce nouveau développement nous incite à vous proposer de relire cet article/entretien consacré à l'enquête édifiante qui a permis de révéler au grand jour le massacre de Tadamon et l'identité de certains de ses auteurs.

Début 2019, à Paris, Uğur Ümit Üngör, chercheur au NIOD Institute of War, Holocaust & Genocides Studies de l’université d’Amsterdam, participe à une conférence universitaire lorsqu’un activiste syrien résidant dans la capitale française demande à le rencontrer discrètement. Quelques heures plus tard, le professeur se retrouve en possession de 27 vidéos uniques et inédites. Elles viennent d’arriver de Syrie, exfiltrées par un jeune milicien pro-Assad depuis un ordinateur des renseignements militaires à Damas. Sur ces enregistrements : des scènes d’atrocités de masse commises par les services syriens.

Trois ans plus tard, le 27 avril 2022, The Guardian publie des images choc de l’exécution de 41 civils. Le journal britannique explique que ce massacre, qui a eu lieu le 16 avril 2013 dans une banlieue sud de Damas, Tadamon, a été révélé par deux chercheurs de l’Université d’Amsterdam : Uğur Ümit Üngör et sa collègue syrienne Annsar Shahhoud, chercheuse sur la violence de masse dans le conflit syrien.

Le lendemain de cette révélation, les deux chercheurs publient dans le magazine américain New Lines un article expliquant le cadre académique de leur enquête dissimulée (Covert Research) auprès des assassins. Celle-ci leur a pris trois ans de travail secret, dont ils n’ont rien dit à quiconque, pas même aux membres de leurs familles respectives.

La vidéo publiée, affirment-ils, ne montre pas tout ; le massacre Tadamon a vu l’exécution de 288 civils, dont 7 femmes et 12 enfants. C’est là une courte séquence d’un long film de nettoyage, d’extermination et de diverses formes de violence à l’encontre de la population civile.

Après avoir terminé l’enquête sur le massacre de Tadamon, Uğur et Annsar ont remis toutes les vidéos en leur possession aux services publics compétents aux Pays-Bas, en France et à d’autres États européens. Ils ignorent l’usage qui sera fait de ces vidéos et n’en sont plus les propriétaires.

Dans le cadre de mes recherches sur le récit et le vocabulaire du conflit syrien, et dans le but d’informer le public francophone à propos du massacre Tadamon, j’ai tenté, par le biais d’un activiste et ancien prisonnier politique syrien, de contacter Annsar et Uğur.

Le lendemain de ma requête, j’ai obtenu une rencontre avec eux sur Zoom. En voici le compte-rendu, qui reprend tout le fil de cette enquête secrète.

La décision de ne pas diffuser immédiatement les vidéos

Les deux chercheurs ont gardé le secret des 27 vidéos en leur possession depuis le moment où ils les ont reçues, en juin 2019, jusqu’au mois d’avril 2022. Seule la police néerlandaise en était informée, raconte Uğur à Today in Focus, afin que les chercheurs et leur centre assurent leur « obligation fiduciaire » en ce qui concerne leur usage temporairement privé de ces vidéos.

« Notre ambition était de parler à ces professionnels de la violence de masse. Ils ne savaient pas que nous avions des vidéos de leurs crimes ! »Uğur Ümit Üngör

Le quartier Tadamon dans la banlieue sud de Damas. The Guardian

Uğur nous apprend qu’il se trouvait devant deux possibilités ; rendre les vidéos publiques de manière immédiate par le biais des médias, ou les intégrer au projet du NIOD sur la violence de masse en Syrie à l’université d’Amsterdam.

« Notre ambition était de parler à ces professionnels de la violence de masse. Ils ne savaient pas que nous disposions des vidéos de leurs crimes ! », explique Uğur.

« Rendre les vidéos publiques ne rendait aucun service », affirme-t-il ; certes, les activistes syriens « allaient identifier et dénoncer les auteurs du massacre sur les réseaux sociaux », mais ça aurait été du gâchis devant la possibilité d’une enquête. La révélation des vidéos aurait simplement permis aux « coupables de se dissimuler et au régime syrien de nier l’authenticité des documents ». La publication immédiate des vidéos aurait signifié « 5 minutes de sensations fortes », de surutilisation « émotionnelle » sur les réseaux sociaux, mais sans résultats profonds. Qui plus est, conclut-il, « nous ne pouvions pas rendre les vidéos publiques avant que le jeune milicien qui les avait copiées ne puisse quitter la Syrie (fin 2021) ».

« Anna Sh. », un personnage Facebook infiltré dans les réseaux loyaux à Assad

Quand Uğur rentre de Paris avec les vidéos, milieu 2019, Annsar Shahhoud prépare une thèse sur « le rôle des médecins syriens dans les meurtres et tortures organisés par le régime depuis 2011 ».

Déjà, elle utilise un compte Facebook mi-faux mi-vrai où elle s’appelle « Anna Sh. » et où elle se présente comme une chercheuse syrienne installée aux Pays-Bas, alaouite et loyaliste à Assad. Elle enquêtait, disait-elle à ses interlocuteurs, sur la « réussite » de l’armée syrienne dans le conflit ayant démarré en 2011.

Par le biais de ce compte, Annsar dispose d’un réseau d’amis Facebook composé de plusieurs dizaines d’affiliés au régime syrien : militaires de l’armée régulière, agents des services internes de renseignements et membres des Forces de Défense nationale (milices loyalistes).

Les vidéos amenées par Uğur ouvrent à Annsar et à son personnage « Anna Sh. » de nouvelles pistes d’enquêtes. Ils ont enquêté sur trois vidéos de six minutes chacune où des soldats se filmaient pendant qu’ils exécutaient, avec lassitude et ennui, un groupe de 41 civils.

Les faits et l’enquête

Voici ce que l’on voit sur l’unique vidéo rendue publique jusque là. Un visionnage que nous déconseillons aux personnes sensibles.

Entouré et filmé par ses collègues en plein jour, un soldat tue, une par une, 41 personnes. Les yeux bandés, les mains attachées dans le dos, les victimes sont sorties des minibus qui les ont acheminées. On leur donne l’ordre de courir pour échapper à un prétendu « sniper du quartier ». Elles se mettent à courir.. et chutent dans une fosse préalablement creusée. Elles sont alors abattues d’une ou deux balles. À la tombée de la nuit, leurs corps sont brûlés comme le montrent les images obtenues par The Guardian.

Sur l’une des vidéos, on voit un soldat exécuter plusieurs dizaines de personnes. Il s’agirait d’un sous-officier des renseignements militaires à Damas (Branche 227), également responsable de la sécurité du front sud de la banlieue de Damas depuis le soulèvement en 2011.

Grâce à l’examen des métadonnées des vidéos, Uğur et Annsar ont pu découvrir la date du massacre, le 16 avril 2013, mais rien ne leur permettait d’identifier le lieu, les auteurs et les services responsables. Pendant un an, ils ont cru que la tuerie avait probablement eu lieu à Yelda, une autre banlieue de Damas, jusqu’à ce que des Syriens du sud de Damas parviennent à identifier une rue du quartier Tadamon, à la vue de certaines séquences des vidéos envoyées par les chercheurs.

En janvier 2021, après un an et demi de recherche, un coup de théâtre : « Anna Sh. », ayant consulté des milliers de profils liés à son réseau Facebook, réussit à découvrir le profil de l’homme que l’on voit sur la vidéo exécutant la quasi-totalité des victimes.

Elle entre en contact avec lui. Des appels rapides, des réponses méfiantes de la part du sous-officier. Mais six mois plus tard, il rappelle et s’ouvre. Anna Sh. réussit à tenir et enregistrer deux appels vidéo avec lui.

Il s’agit d’un sous-officier des renseignements militaires syriens, du nom d'Amjad Youssef. Il ne lui a pas parlé de Tadamon, mais il a reconnu « ne même pas se souvenir du nombre de personnes qu’il avait tuées, tellement il en avait tuées ».

Avec cette enquête, les chercheurs ne réussissent pas seulement la tâche de l’identification du présumé assassin, mais aussi et surtout de son affiliation directe aux renseignements militaires syriens (Branche 227). Il s’agit de la première preuve visuelle et entièrement documentée de l’implication de l’appareil sécuritaire du régime syrien dans des faits d’extermination ou de crimes contre l’humanité.

Quelques jours après nos échanges, le Réseau syrien des droits de l’homme assurait qu'Amjad Youssef était désormais « détenu » par le régime syrien (sans savoir dans quel cadre et quel sort lui sera réservé), suite à l’enquête de New Lines.

Quant aux victimes du massacre, elles sont passées du statut de « cas de disparitions forcées depuis 2013 » à celui de « victimes du massacre de Tadamon », massacre commis - et filmé - par des forces du régime syrien.

Le cadre de recherche de l’enquête Tadamon

En tant que spécialistes de la violence de masse et experts du dossier syrien, Uğur et Annsar étudient le conflit qui ravage ce pays dans un cadre théorique plus large que celui offert par la vidéo de Tadamon. Ils l’observent également dans des micro-espaces restreints et en deçà de la totalité territoriale de la Syrie.

Ils expliquent que le massacre de Tadamon n’est qu’une « séquence instantanée » illustrant une politique sécuritaire appliquée dans l’« ensemble des banlieues sud de Damas » à partir de 2012. Comme conséquence de cette politique étatique, se dessine petit à petit, affirment-ils, un « tableau de nettoyages et d’exterminations systématiques ».

« Dans le contexte de violence syrien, il y a une différence importante à faire : la violence de masse perpétrée par les Mukhabarat (services de renseignements internes), qui émane d’une formation professionnelle, et la violence des amateurs, à savoir les civils engagés dans le conflit armé. » Uğur Ümit Üngör

Pour expliquer le type de nettoyage pratiqué, les deux chercheurs emploient une méthodologie d’« études de cas » qui consiste à diviser le conflit « en micro-espaces – provincial, citadin, de quartier ou de village – où l’analyse de l’évolution de la violence conduit à des résultats plus fructueux ». L’ambition étant d’établir, poursuivent-ils, une chaîne de commandement aussi complète que possible incriminant les institutions sécuritaires et leurs hiérarchies politiques, jusqu’à la tête du régime syrien et son président.

Ansar Shahhoud précise :

« Nos études sur les micro-espaces en Syrie nous ont également permis de faire la distinction entre l’approche générale du régime – pousser vers l’escalade de la violence –, et son approche locale et particulière – la manipulation des tensions communautaires dans un environnement spatial particulier. À Homs, par exemple, en 2011, c’est-à-dire avant le début des manifestations, les enlèvements de part et d’autre (entre quartiers sunnites et alaouites) avaient très tôt installé une atmosphère de guerre civile. Ce que l’on voit dans la vidéo de Tadamon est caractéristique de la politique menée par le régime dans différents micro-espaces syriens. Je suppose que la nature sociale d’un espace, sa fabrique communautaire et d’autres facteurs jouent un rôle dans les moyens adoptés par le régime pour atteindre les objectifs de cette politique d’escalade. »

Autrement dit, dans certaines zones comme Tadamon ou la ville de Homs, les oppositions politiques (pro- et anti-régime) s’emmêlent avec des oppositions identitaires et confessionnelles (alaouites et sunnites). Mais lorsque ces oppositions identitaires font défaut (comme à Alep), le régime applique sa politique de violence de masse à l’ensemble de la population civile des zones tenues par les rebelles.

Comment qualifier le conflit syrien : révolution, guerre civile ou guerre d’extermination ?

Par son cadre théorique (la violence de masse), son approche micro-spatiale (les études de cas) et les données collectées par « Anna Sh. » (notamment l’enquête dissimulée sur Tadamon), le projet de l’université d’Amsterdam s’impose comme une contribution incontournable à l’élaboration méthodologique du récit sur le conflit syrien.

D’une certaine manière, la confusion sur la nature des facteurs ayant précipité la société syrienne dans la guerre civile commence à se dissiper, du moins en partie.

Dans son article sur la violence de masse en Syrie, Uğur souligne que pour désigner les formes de violence dans un contexte de conflit, il convient d’abord d’opérer une séparation conceptuelle entre « l’ampleur des combats des factions militaires entre elles » et « l’ampleur de la violence de masse visant les civils ».

L’escalade rapide en Syrie après le soulèvement de 2011 a bien produit, pour lui, « une guerre civile complexe et asymétrique », mais du côté du régime syrien, les formes et l’échelle de la violence proposée exprimaient « une dynamique génocidaire délibérée » visant de « manière indiscriminée l’entière population des zones prises par les rebelles ».

Uğur nous a fourni ce diagramme qui situe leur projet de recherche par rapport au conflit syrien. Le cadre général, c’est le « conflit », l’opposition armée entre deux ou plusieurs belligérants. À l’intérieur de ce conflit, il y a une « révolution » dont une partie des partisans s’est imbriquée dans un conflit civil (identitaire et/ou idéologique). Mais, parallèlement à l’ensemble de ces faits de violence caractéristiques des guerres civiles, il y a un type de violence très développé mais peu étudié, caractéristique du cas syrien, la « Mass Violence », la violence d’État qui vise la population civile en tant que cible propre et distincte. Fourni par l'auteur

Ainsi, dans le contexte syrien, nous affirme-t-il, l’application de la notion de « guerre civile » n’est pas erronée en tant que résultat de l’escalade du conflit. Mais l’usage de « guerre civile » a également le défaut de faire de l’ombre à la factualité corroborée de la « violence de masse organisée et orchestrée par le régime syrien depuis le début de la révolution ».

Or, la vidéo du massacre de Tadamon révèle également un aspect problématique en ce qui concerne le récit sur le conflit syrien et la nature de celui-ci. La description littérale ou immédiate que l’on peut tirer de cette vidéo lorsqu’on est syrien est une description simpliste et caractéristique des guerres civiles : un soldat alaouite (reconnu à son accent) abat méthodiquement 41 civils de la banlieue de Damas, de confession sunnite.

En réaction à l’entretien donné par Annsar et Uğur à la chaîne YouTube Syria TV (une chaîne d’opposition basée en Turquie), un commentaire donne les noms de ceux qu’il appelle « les auteurs du massacre de Tadamon ». Il poursuit : « 6 assassins ; 5 alaouites et Un Druze » et « diffusez cette information partout mes frères ».

Uğur précise :

« La réalité, c’est que l’un des assassins dans la vidéo était alaouite, mais l’autre, qui le filmait, était druze. Leur supérieur est sunnite, mais le supérieur de leur supérieur est alaouite. Ces identités nominales ne sont pas propres au conflit syrien, et la seule et véritable secte en Syrie, d’après ma conviction, s’appelle les Mukhabarat. »

Depuis la construction d’un empire sécuritaire par Hafez Al-Assad, le terme Mukhabarat bénéficie d’un effet Big Brother sur la société syrienne. Il renvoie aux agents secrets présents partout, dans les câbles téléphoniques, au travail ou même quelque part au foyer.

Selon Uğur, l’appartenance aux Mukhabarat dote ces individus d’une personnalité fantasmée et quelque part surnaturelle qu’expriment les surnoms rimés et inidentifiables de leurs membres : « Abu Ali », « Abu Stef », « Abu Saqr », etc.

Annsar ajoute, suivant ses entretiens avec des membres des Mukhabarat :

« Même en parlant avec un Mukhabarat, il ne faut pas prononcer le mot “Mukhabarat” car leurs membres ont eux aussi peur des Mukhabarat ! C’est un cercle sans début ni fin de peur, de paranoïa et de terreur. »

Concernant l’interpellation d’Amjad Youssef, le Réseau Syrien des Droits de l’Homme a précisé qu’aucun mandat ni justification de l’arrestation n’ont été mentionnés.

Uğur nous l’avait dit :

« Ce régime est intelligent et garde ses criminels sous contrôle. Il les espionne, les maintient ensemble ou s’en débarrasse s’il y en a besoin. Ce pays est un coffre fermé, un état de tueurs. »

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,100 academics and researchers from 4,941 institutions.

Register now