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Happy management, bienveillance : Du bien-être au travail au wellness washing ?

Alors que les salariés ne savent plus sur quel pied danser entre la 4e vague de Covid, le retour au bureau et le télétravail, les entreprises planchent à nouveau sur des programmes de QVT, de bien-être au travail et de “management bienveillant”. Mais la tentation du “wellness washing” n’est jamais très loin.

Depuis que le retour au bureau est devenu l’espoir de nombreux salariés, le “bonheur au travail” fait son grand retour, après avoir disparu des écrans radars face à une avalanche de critiques. De nombreux dirigeants et consultants prônent le développement de stratégies de “QVT” (qualité de vie au travail), et d’un management “bienveillant”. Il faut dire que les salariés semblent avoir besoin d’être “ménagés”, avant d’être managés. Selon le dernier baromètre du cabinet Empreinte Humaine, 44 % sont en situation de détresse psychologique, 36 % présentent un risque de dépression, et 25 % se considèrent comme démotivés. C’est pourquoi nombre d’experts voient dans “l’humain” la “clé”. Pour Victor Waknine, président-fondateur du cabinet Mozart Consulting, “la crise aura un impact sur notre façon d’appréhender la QVT. Ce qui va changer, c’est le souci du dialogue social et du bien-être de tous”.

Les managers, “souvent amenés à faire preuve de davantage d’empathie envers leurs collaborateurs” pendant la crise, verront leur capacité à manifester de la bienveillance “s’imposer comme une qualité humaine primordiale”. Les entreprises, plus globalement, “se soucieront davantage de leur politique de QVT, en réfléchissant au pourquoi, plutôt que de sauter directement vers la case comment. L’expérience du confinement leur aura permis de mieux cerner ce qui crée du bien-être au travail : le sens des missions, la reconnaissance, le soutien, le sentiment d’utilité”. Victor Waknine fait allusion au “bonheur au travail”, qu’il considère comme une “escroquerie intellectuelle”. Il y voit une approche “marketing”, entretenue depuis 2015 par “certains experts, consultants, coach et conférenciers qui vivent grâce à des modes managériales”.

Du bonheur au travail à l’entreprise libérée, en passant par “l’’entreprise altruiste” et le “leadership du cœur”. Même le management bienveillant est selon lui utilisé par certains “pour vendre de nouveaux livres et de nouvelles conférences”. Il avance avec malice que “ceux qui vendent aujourd’hui des formations au management bienveillant ou au bonheur au travail sont les mêmes qui vendaient des actions contre la souffrance au travail il y a 10 ans : comme les RPS (risques psychosociaux) étaient trop stigmatisants pour les employeurs, ils ont profité que l’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail) fasse de QVT un objectif social à atteindre, pour aborder le versant positif des choses. Mais d’une façon superficielle”.

Le premier “Chief Hapiness Officer” (CHO), poste dédié au “bonheur au travail”, est apparu aux États-Unis en 2000, chez Google, avant d’essaimer un peu partout ; de Zappos à San Francisco à Whoohoo au Danemark, jusqu’à Kiabi en France. Mais pourquoi une organisation devrait-elle s’occuper du bonheur de ses collaborateurs ? Ex-“chef du bonheur” du ministère de la Sécurité sociale belge et évangélisatrice de ce concept en Europe, Laurence Vanhée remarque : “Nous passons 39 heures par semaine au travail. Au total, sur une carrière complète, nous devrions y passer 9 années de notre vie. C’est assez important pour tenter d’être le plus épanouis possible”. Et de décliner une liste d’avantages pour les organisations : un salarié heureux serait selon elle “moins malade, moins absent, plus engagé et plus productif ».

 

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Approche marketing ?

Mais alors que le CHO était censé constituer une fonction à impact stratégique et siéger au comité de direction, ce poste a vu son champ d’action considérablement réduit. Sans poids hiérarchique, ni pouvoir de décision, son périmètre s’est limité aux conditions matérielles de travail, aux activités de team-building, à l’organisation du temps de travail et à la communication. Dans les faits, les “directeurs du bonheur” se sont bornés à des actions destinées à rendre le quotidien des salariés plus agréable : mise en place de cours de méditation, aménagement de salles de détente, organisation de crêpes party, installation de tables de ping-pong. Devenant des “happiness managers”, et non de réels CHO. Laurence Vanhée déplore ainsi le fait que ce poste ait été mal compris : “Un grand nombre d’entreprises avaient de bonnes intentions, mais ont pêché par ignorance. D’autres, par contre, ont volontairement instrumentalisé ce concept. Prétendant que créer des postes de CHO résoudrait tous les problèmes, mais avec l’idée de générer une image de marque plus sexy”.

De fait, de nombreuses entreprises ayant mis en place des programmes de bonheur au travail et/ou créé des postes de CHO ont fini par être taxées (à tort ou à raison) de “wellness washing”. “Bien souvent, leurs actions ne visent pas à permettre aux salariés de se sentir mieux et à trouver de la satisfaction dans leur travail, mais à maximiser la performance. Elles oublient les conditions de travail, le sens des missions, les RPS. Et cherchent simplement à rendre les collaborateurs plus productifs. Il s’agit d’actions de façade, qui ne changent rien au fond”, explique François Geuze, consultant en stratégies RH.

Il ne reste plus, en France, qu’une poignée de CHO. Ceux qui correspondaient à la définition du “responsable du bonheur” de Laurence Vanhée ont transféré leurs missions au sein d’une fonction RH plus classique, ou ont rebaptisé leur poste. Troquant le terme de “bonheur” pour celui de “bien-être” ou de “QVT”. “La notion même de bonheur fait appel à des éléments qui relèvent de la sphère intime et privée des individus. Or, ce n’est pas à l’entreprise de s’immiscer dans cette sphère, explique François Geuze. Tandis que la recherche du mieux-vivre se focalise davantage sur l’organisation du travail. Ce qui est, cette fois, de son ressort”.

 

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QVT, bienveillance et wellness washing

Désormais, ce qui se rapproche le plus du CHO des origines, c’est le “responsable QVT”, un poste dédié entièrement à la qualité de vie au travail. Un poste encore méconnu, mais en vogue. “En avril 2020, on en comptait 110 en France. Mais depuis 5 ou 6 mois, leur nombre ne cesse de croître. Le concept de QVT sort peu à peu de sa place de “gadget” et prend de l’importance dans les entreprises. Même si sa place reste secondaire, car la QVT, qui n’est pas un “sujet business”, n’est bien souvent pas prioritaire”, explique Léopold Denis, co-fondateur de Moodwork, une solution en ligne de “suivi du bien-être” des salariés. Mais après la crise du Covid, les organisations gagneront selon lui à faire de la QVT un service à part. Avec des RQVT chargés de mettre en place une véritable politique QVT.” Quelle est la différence entre un RQVT et un HCO ? “Leurs objectifs sont proches. Mais contrairement aux happiness managers, un peu trop axés sur l’animation à la cool de la vie d’entreprise, les RQVT n’oublient pas l’aspect “dur” de la QVT : les burn-out, la dépression, les RPS, la santé et la sécurité au travail”, constate Léopold Denis.

Pour autant, le “wellness washing” concerne aussi les démarches QVT. Selon de nombreux experts, le fossé entre les discours des entreprises et la réalité sur le terrain est réel. “La majorité des dirigeants ne le font pas intentionnellement, mais écoutent trop facilement des consultants qui leur vendent des solutions creuses. D’autres pensent à leur image, et cherchent surtout à rejoindre les palmarès des “entreprises où il fait bon travailler”. Des classements qui ne reposent que sur du déclaratif”, déplore Victor Waknine.

Le management bienveillant n’échappe pas non plus au “wellness washing”. “Qu’il s’agisse de l’idée de dispenser le bonheur, de celle d’avoir un représentant QVT, ou de celle d’étiqueter un management bienveillant, il ne s’agit que de discours qui permettent aux entreprises de ne pas questionner l’organisation du travail”, observe Sophie Le Garrec, sociologue suisse et co-auteure des « Servitudes du bien être au travail », (Érès, 2021). Auteure de “La comédie humaine du travail”, la sociologue Danièle Linhart considère également que le bonheur au travail, les CHO, le “QVT washing” et la bienveillance obéissent à la même logique : celle du ‘(faux) don – contre-don’ : “L’intention de ceux qui détournent ces concepts s’ancre dans une idéologie managériale, qui veut que si les salariés pensent que les directions font beaucoup pour elles, ils seront disposés à accepter tout le reste. Ils feront ce qu’on leur demande de faire, sans jamais rien remettre en cause”.

Tout comme le bonheur au travail, le courant du management bienveillant génère ainsi, peut-être malgré lui, une injonction paradoxale dangereuse. “Il y a une contradiction et une tension extrêmement forte, avec d’un côté ces discours qui vous disent que l’on vous chouchoute et que l’on veut votre bonheur,  et de l’autre ces discours qui vous disent que vous êtes subordonné et que vous devez faire ce que l’on vous dit, atteindre les objectifs que l’on vous fixe, et que l’on refusera que vous fassiez valoir votre point de vue de professionnel. Ce qui génère inexorablement des conflits éthiques douloureux chez les salariés, et paradoxalement, du mal-être”, note Danièle Linhart.

 

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Reste une injonction plus insidieuse au bonheur et à la bienveillance, qui finit par s’exercer sur les salariés comme les managers. Pour François Geuze, “mettre l’accent, sans cesse, sur le bien-être au travail, conduit les salariés, obligés d’être heureux, à se sentir malheureux. Ils culpabilisent de ne pas réussir à garder constamment le sourire. Malgré les séances de méditation que leur entreprise leur propose”. Jusqu’à l’étape ultime, le licenciement pour insuffisance de bonheur ? “Parce qu’un salarié heureux est considéré comme un salarié performant, le fait de rester de bonne humeur est presque devenu un soft skill. Il faut prendre ce risque en considération, car certains dirigeants, considérant que certaines personnes sont prédisposées psychologiquement à ne jamais positiver, pourraient un jour être tentés de ne recruter que des personnes semblant être résilientes et ouvertes au bonheur”, observe Danièle Linhart.

En parallèle de cette tyrannie des sourires et de la “positive attitude”, se profile un nouveau diktat : la bienveillance à tout prix. Aux managers de ne jamais montrer leurs émotions, et de faire preuve, constamment, d’empathie. “Il faut garder en tête que les managers ont des moyens limités : ils peuvent faire preuve de bienveillance, mais ce n’est pas cela qui résoudra tous les problèmes de l’entreprise”, indique Denis Monneuse, sociologue à l’IAE de Paris et directeur du cabinet de conseil Poil à Gratter. Mais le chercheur constate malgré tout que “le management bienveillant a cela de positif qu’il peut rappeler de bonnes pratiques à certaines personnes, voire amener des managers à se remettre en question (sont-ils assez bienveillants avec leurs équipes)”.

“Ce que les salariés demandent, c’est un management responsable, et non pas bienveillant. Ils attendent de leurs chefs qu’ils leur disent clairement ce qu’ils attendent d’eux, qu’ils leur donnent des moyens, des feed-backs. Ils ne leur demandent pas d’être psys, ni coach. Juste de pouvoir leur décrire le travail attendu, et de leur donner les moyens de le réaliser dans de bonnes conditions”, estime Victor Waknine. “Le vrai bien-être se situe là, dans le sentiment de reconnaissance, dans le fait de se sentir utile, et d’avoir la sensation de pouvoir faire un travail de qualité”, conclut-il.

 

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