Pourquoi l’Autorité de sûreté nucléaire suspend l’assemblage du projet de réacteur à fusion Iter

Dans une lettre datée du 25 janvier, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) impose à Iter, qui construit un réacteur nucléaire à fusion expérimental dans les Bouches-du-Rhône, de mettre en pause l’assemblage de la chambre à vide du tokamak. Iter assure que cette interruption aura peu d’impact. L’agenda du projet devait déjà être réévalué.

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Pourquoi l’Autorité de sûreté nucléaire suspend l’assemblage du projet de réacteur à fusion Iter
Produit en Corée du Sud, le troisième segment de la chambre à vide d'Iter pourrait trouver un embouteillage lors de son arrivée sur site en mars prochain...

Mauvaise nouvelle pour le « soleil artificiel » Iter, le projet de réacteur nucléaire à fusion expérimental qui se construit à Cadarache (Bouches-du-Rhône). Le 25 janvier, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a adressé une lettre technique à l’attention du projet international, lui refusant la permission de débuter les travaux d’assemblage de la chambre à vide du tokamak, qui devaient débuter en début d’année. L’ASN, qui demande des clarifications, met en avant des questions non résolues concernant la protection radiologique des travailleurs et l’architecture de soutien de l’édifice, ainsi que l'irréversibilité du soudage des deux premiers segments de la chambre à vide, qui sont affectés de non-conformités dimensionnelles.

L’information, qui a été révélée par le site anglophone New Energy Times, a été confirmée à L'Usine Nouvelle par le directeur-général d’Iter, Bernard Bigot. Ce dernier, à la tête du projet depuis 2015, tient à en minimiser l’ampleur. «C’est un événement normal. Le projet Iter est une première dans le monde. Aucune autre installation de ce type n’a jamais été soumise à l’approbation d’une autorité nucléaire», note le chercheur. Iter prévoit de présenter sa copie corrigée à l’ASN en avril.

Pièce critique

Depuis que l’ASN a autorisé la construction du projet en 2012, elle scrute sa mise en œuvre au rythme de divers « points d’arrêts » prédéfinis, destinés à vérifier que le projet reste dans les clous à chaque étape. « Cela fait partie du cycle normal d’échange avec l’autorité de sûreté, qui lui permet d’identifier des points potentiels de fragilisation de l’installation », remarque Bernard Bigot. Plusieurs points d'arrêts sont déjà passés. En 2014, l'instruction du premier point d'arrêt avait conduit Iter à modifier un élément de génie civil et à en repousser la construction. Mais c’est la première fois que l’ASN interrompt une activité sur le site de Cadarache. 

En cause : l’autorité de sûreté demande des compléments d’informations avant de donner le feu vert à l’assemblage des deux premiers secteurs de la chambre à vide, étape à propos de laquelle Iter avait transmis un dossier en février 2021. « C’est une pièce importante, car elle joue le rôle de première barrière de confinement au sein du réacteur, et doit résister à des contraintes mécaniques et thermiques importantes pour éviter que le tritium ne s’échappe », explique Greg de Temmerman, directeur du think-tank Zenon Research, qui a un temps participé à l’aventure Iter. Particulièrement complexe, elle est composée d’une épaisse double paroi d’acier inoxydable et intègre de nombreuses pénétrations pour permettre d’intervenir et de diagnostiquer le plasma, détaille le physicien.

Large de 19 mètres et haute de 11 mètres, cette chambre à vide est composée de 9 segments, construits en Corée du Sud (par Hyundai Heavy Industries) et en Italie (par Ansaldo Nucleare, Mangiarotti et Walter Tosto). Sur le site d’Iter, chaque segment est joint à deux bobines toroïdales en forme de « D » verticaux pour former des ensembles de 1 400 tonnes. Ils doivent ensuite être descendus deux par deux dans le tokamak avant d’y être soudés pour former la chambre, à la manière de quartiers d’une orange reconstituée.

Non-conformité dimensionnelle

C’est avant cette étape que le gendarme du nucléaire veut clarifier plusieurs points jugés insatisfaisants, qui concernent la conception du réacteur comme sa fabrication. Dans sa lettre, le président de l’ASN, Bernard Doroszczuk, demande « une revue de conception approfondie [avant qu’Iter ne sollicite] à nouveau l’autorisation d’engager l’assemblage des équipements du tokamak à l’intérieur du cryostat ». Il note que « cette revue gagnerait à intégrer des contributions extérieures ». Par email, l’ASN précise à L’Usine Nouvelle que « la non levée du point d’arrêt ne se base pas sur des "défauts" mais sur des éléments de justification et de démonstration insuffisants ».

Dans le détail, l’autorité relève plusieurs points techniques encore incertains. La lettre pointe notamment que « les éléments transmis concernant les cartographies radiologiques ne permettent pas de démontrer la maîtrise de la limitation de l’exposition aux rayonnements ionisants » des travailleurs. Par ailleurs, diverses modifications du plan initial pourraient remettre en cause le dimensionnement du génie civil. L’ajout de dispositifs de blindage radiologique, par exemple, pourrait imposer des modifications du radier, la dalle de béton de 120 mètres de long, 80 mètres de large et 1,5 mètre d’épaisseur qui surplombe les infrastructures antisismiques et supportera le tokamak.

Autre point d’importance, « les deux premiers secteurs de la chambre à vide réceptionnés sur site sont affectés de non-conformités dimensionnelles », notent les experts de l’ASN, qui mettent en cause la capacité d’Iter à réaliser les soudures puis à les contrôler.

Nouvelles procédures

Rien d’inquiétant pour Iter. « Une fois deux secteurs soudés ensemble, il est impossible de les ressortir du tokamak pour les modifier, donc l’ASN considère qu’il faut s’assurer que les démonstrations de sûreté sont satisfaites avant l’opération », explique Bernard Bigot, qui précise être en train de réunir les éléments complémentaires demandés par l’ASN pour transmettre un nouveau dossier en avril.

Concernant les soudures, le directeur général reconnaît « des écarts de quelques dizaines de millimètres en certains endroits », par rapport aux dimensions prévues pour les surfaces extérieures de la chambre à vide. Une différence détectée dès la fabrication des segments en Corée du Sud. Mais Iter s’est reqndu compte tard que cette différence pourrait l’empêcher d’effectuer certaines soudures de manière robotisée. D’où une nouvelle méthode, que Iter doit encore faire reconnaître par l'ASN. « Il y a quelques jours, j’ai reçu l’assurance que les soudeurs sont capables de faire ce travail dans les conditions de distance actuelle », rassure Bernard Bigot.

Retards d'agenda à prévoir

Le parallèle avec Ies déboires de l’EPR en construction à Flamanville est tentant. Dans un cas comme dans l’autre, des vices de fabrication entraînent des retards en série sur les installations symboliques du futur nucléaire. Lors de l’annonce de la construction d’Iter, en 2006, le réacteur devait démarrer en 2016, pour un coût total de 5 milliards d’euros. « L’assemblage d’Iter est compliqué. Il a toujours été clair que cette étape pouvait engendrer des retards, car les pièces sont complexes et n’ont jamais été produites auparavant », juge Greg de Temmerman, qui souligne que « comme pour l’EPR, Iter n’a prévu aucune marge dans sa feuille de route. »

Mais un réacteur à vocation industrielle comme l’EPR n’est pas une installation de fusion expérimentale. Au-delà du fait que la nouveauté de l’édifice impose « un processus d’apprentissage normal de toutes les parties prenantes » à sa qualification, « le risque de la fusion est sans comparaison avec un réacteur à fission », insiste Bernard Bigot. Il chiffre qu’alors qu’un réacteur classique peut contenir 140 tonnes de combustible, un tokamak ne contient que deux grammes de matériel actif à un instant donné.

Reste à savoir quels seront les retards engendrés. C’est à l’ASN qu’il appartiendra de lever le point d’arrêt. « Si nous sommes capables de satisfaire la restitution des documents complémentaires en avril et que l’ASN peut les examiner d’ici juin ou juillet, il n’y aura aucun impact. Au-delà, le retard pourra être de quelques semaines à plusieurs mois », prévoit Bernard Bigot. Autrement dit, à court terme, la pause forcée de l'assemblage pourrait être gommée par le retard déjà pris par le projet en raison de la pandémie. Reste que si les travaux d'Iter continuent au-delà de la seule chambre à vide, le temps d'interruption de l'assemblage de cette pièce critique sera difficilement rattrapable s'il perdure et pourrait entraîner un embouteillage dans le planning réglé de la construction du coeur du réacteur.

A l'automne dernier, Iter avait annoncé cette situation. Reconnaissant, selon les mots de son directeur général, que « la tenue du premier plasma fin 2025 n’est plus tenable ». L'organisation planche sur un nouveau calendrier et son budget associé, qu'elle veut présenter à l'été pour qu'ils soient validés d’ici à novembre. Alors que les scientifiques et les industriels présents sur Cadarache doivent croiser les doigts pour espérer reprendre au plus tôt l’assemblage, il faudra aussi convaincre les pays qui financent le projet, dont la France, de continuer à le soutenir. 

Ajout 28/02 18h15 : les nuages s’accumulent. Lors d’une conférence intervention face à la commission du contrôle budgétaire du Parlement européen lundi 28 février en fin d’après-midi, l’ancien directeur de communication du projet Iter (de 2011 à 2015), Michel Claessens s’en est pris avec virulence au projet, qu’il accuse de « dérive systémique ». Au-delà d’un rappel des questions techniques soulignées par l’ASN, Michel Claessens - qui se définit comme lanceur d’alerte - se prévaut de contacts à l’intérieur de la structure pour dénoncer un climat de « stress » insupportable et de « peur omniprésente » qui règnerait dans les installations d’Iter. Sont ciblés le site de Cadarache, mais surtout la branche de l’Union européenne, Fusion for energy (F4E), qui suit le projet depuis Barcelone. Des allégations que l’Usine Nouvelle n’a pas été en capacité de vérifier indépendamment.

Dans son dossier, Michel Claessens note notamment le suicide, en mai dernier, d’un ingénieur italien du site de Barcelone. Alors qu’une enquête interne de F4E a conclut à l’absence de lien, un article du média Politico paru fin janvier pointe que ce dernier accusait directement son environnement de travail. Le site note par ailleurs que trois syndicats représentants les salariés de F4E (branche sur laquelle se sont concentrés les parlementaires) ont envoyé une lettre aux commissaires européens à l’énergie et au budget, mi-janvier. Celle-ci note que « ’Iter “échouera probablement”, à moins que la Commission ne réaffirme son contrôle sur un environnement de travail “qui se détériore constamment” ».

« La direction d’Iter veut montrer qu’elle a le contrôle du projet et met une pression folle sur les différents départements pour coller au calendrier. La gestion du projet est devenue très politique et n’écoute plus assez les experts », juge Michel Claessens au téléphone avec l’Usine Nouvelle. Il appelle à une étude indépendante et experte du projet. Concernant le site de F4E, la Commission européenne assure avoir pris la situation très au sérieux et mis des mesures en place. Iter n'étais pas représenté face au Parlement européen. 

Edit 28/02 : correction pour signaler qu'un réacteur à fission peut contenir 140 tonnes de combustible et non de matériel fissile (qui ne désigne que certains isotopes de l'uranium et du plutonium) comme précédemment indiqué.

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