Création d’une nouvelle assemblée européenne : pourquoi VGE et Piketty ont raison

D’un côté, il y a ceux qui sont « pour » une Union européenne supranationale. De l’autre, ceux qui ne sont « pas trop pour » voire carrément « contre », préférant se limiter à des rapports intergouvernementaux. Et s’il était possible de réconcilier les deux camps ? C’est la question à laquelle tente de répondre dans cet article Maître Sinh, lecteur d’Usbek & Rica.

Création d'une nouvelle assemblée européenne : pourquoi VGE et Piketty ont raison
Oliver Cole on Unsplash

On connait le refrain : parmi tous les reproches que l’on peut faire à l’Union européenne, c’est probablement le « déficit de démocratie » qui revient le plus souvent. Ainsi le président de la Commission, « président de l’Europe », n’est pas élu par le peuple mais nommé par les chefs d’États, puis – il est vrai – soumis au vote du parlement européen. Mais dans toute démocratie digne de ce nom, un président découle du suffrage populaire (soit directement, soit via le parlement). 

Les partisans de l’intégration européenne ne nient pas le problème. Au contraire, c’est justement ce qu’ils réclament : donner au parlement le pouvoir de désigner le chef de l’exécutif européen transformerait l’UE en véritable démocratie. Et de retourner alors l’argument contre les eurosceptiques, pris à leur propre jeu, car cela reviendrait à admettre que les États doivent céder davantage de compétences à l’UE… Or, bien sûr, ces derniers ne le souhaitent pas, et sont donc de facto responsables de ce déficit qu’ils dénoncent. 

À cela, les eurosceptiques rétorquent qu’il n’existe pas de peuple européen légitimant de tels transferts de souveraineté vers une institution supranationale.  Ainsi se joue un dialogue de sourds entre partisans d’une Europe supranationale, existant « par elle-même », et partisans d’une Europe intergouvernementale , simple ensemble de coopérations inter-nationales, entre États, plus ou moins organisées.

C’est Jacques Delors qui était à l’origine de cette idée, simple et brillante : les traités disent clairement que le parlement européen ne fait que confirmer le choix des États

Or, à l’occasion des élections européennes, le premiers ont entrepris de réaliser ce qu’ils appellent de leur vœux pour réaliser cette fameuse démocratisation par une sorte de « coup d’État » légal du parlement. C’est arrivé, mais on n’en a rien a su. Et pour cause. 

C’est Jacques Delors qui était à l’origine de cette idée, simple et brillante : les traités disent clairement que le parlement européen ne fait que confirmer le choix des États. Mais si, lors des élections européennes, les partis européens devaient faire clairement campagne pour une tête de liste, alors les chefs de gouvernements devraient s’incliner devant le résultat du suffrage. Les principaux partis européens ont adopté cette idée. Comme on le sait, c’est Jean-Claude Junker, porté par le Parti Populaire Européen (PPE), qui a été élu en 2014 président de la Commission européenne. Le conseil européen, réunissant les chefs d’États, a traîné la patte pour reconnaitre le résultat du suffrage (en particulier Angela Merkel), mais il en a finalement accepté le principe.

La suite, on la connait : cela n’a rien changé. La participation aux élections européennes a été aussi faible que d’habitude, la campagne est restée centrée sur des questions nationales (rares sont les citoyens européens en mesure de nommer « leur » président), et la Commission n’est pas devenue un gouvernement au sens propre du terme, restant dans l’ombre des États. Pire : le principe semble avoir été totalement enterré pour revenir aux bonnes vieilles pratiques dignes du concile de Trente : l’actuelle présidente de la Commission, Ursula Von Der Leyen, ayant été de nouveau nommée par les chefs d’États. 

Le fond du problème est là : il n’existe pas de tissu organique a l’échelle de l’Europe pour faire vivre un débat démocratique au niveau populaire le plus élémentaire

L’échec de cette approche était pourtant programmé : une démocratie ne vit que par toute une classe intermédiaire d’animateurs de débats et autres entrepreneurs politiques, ainsi que les médias qui y sont liés. Ceux qui lancent et font circuler les « questions » qui défilent sur les télés, radios et réseaux, et qui « mobilisent » les électeurs, donnent sens à leur participation et à l’espace de débat. Or ceux-ci demeurent exclusivement nationaux. Et ce n’est pas l’existence d’Euractiv ou d’Euronews qui va y changer quelque chose… Le fond du problème est là : il n’existe pas de tissu organique a l’échelle de l’Europe pour faire vivre un débat démocratique au niveau populaire le plus élémentaire. Les partisans d’une Europe supranationale devraient en faire le constat. 

Pour autant, on aurait tort de conclure que toute forme de démocratisation du débat européen – et donc toute forme de construction européenne – est forcément condamnée. Deux personnalités pour le moins opposées dans le champ politique ont formulé des propositions qui ont en commun de chercher à sortir d’un schéma binaire délétère. Car si la démocratisation de l’UE ne peut se faire via des institutions supranationales, pour autant, les seules relations intergouvernementales ne sont pas non plus tenables, en ce qu’elles constituent précisément les raisons du déficit démocratique. 

Il s’agit de Valéry Giscard d’Estaing et Thomas Piketty. Tous deux ont le mérite de proposer – en suivant des modalités différentes – la création d’une nouvelle assemblée composée de membres des parlements nationaux pour les États souhaitant s’engager vers plus d’intégration européenne. L’ancien président français a le premier émis cette idée dans son livre Europa, La dernière chance de l’Europe (XO, 2014), préfacé par l’ex-chancelier allemand Helmut Schmidt, tandis que l’économiste a fait de cette proposition le coeur de son Manifeste pour la démocratisation de l’Europe publié en décembre 2018. 

Pour les eurosceptiques, une telle assemblée ne pourrait être considérée comme une « créature artificielle » puisqu’elle serait bien issue des peuples européens. Pour les supranationalistes, à première vue, elle dérogerait au vieux rêve de dépasser les clivages nationaux. Pourtant, ça serait justement son utilité première. Plus important encore, cette assemblée semble être la seule à pouvoir opérer ce dépassement tout en démocratisant les institutions européennes.

En effet, les députés siègeraient dans cette assemblée non pas par nationalité mais – ce qui semble logique – par sensibilité politique. Une telle assemblée ne ferait sens que si elle est dotée d’un pouvoir décisionnel – en l’occurrence elle remplacerait celui des chefs d’États. On voit alors tout de suite en quoi elle serait précieuse : plutôt que des décisions intergouvernementales s’accordant le plus souvent sur le strict minimum, fruits de tractations dans l’ombre dépendant des luttes d’intérêts, les décisions se prendraient alors en pleine lumière, et sur fond de clivages non plus nationaux mais politiques.

Plus important encore, cette assemblée fonctionnerait mieux non pas seulement pour des raisons de légitimé, mais aussi sur un plan plus pratique puisque les « entrepreneurs du débat » seraient alors naturellement connectés à « leurs » députés. Mieux encore, ceux-ci trouveraient dans cette assemblée un espace de socialisation immédiat de leurs actions au niveau européen, réduisant la distance institutionnelle et la tentation du fameux « C’est la faute à Bruxelles !  ». L’Europe, ça serait eux, et eux ça serait l’Europe.

Cette Europe-là – appelons-la « transnationale » – constitue peut être la mutation conceptuelle qui pourrait nous permettre de réaliser ce saut nécessaire pour enrayer le lent dépérissement de l’UE. Et qui sait, si nous l’avions fait depuis le début…

Ironie du sort, le Royaume-Uni est né, faut-il le rappeler, de la fusion, au sein d’un seul parlement, des parlements écossais et anglais… Le transnationalisme proposé par VGE et Piketty, plus modeste, ne concerne lui que les compétences que les États voudraient bien lui transférer. Mais la logique est la même. C’est bien, à terme, une fusion réelle d’intérêts, une nation au-dessus des nations, qui pourrait en découler.