« Nous sommes tous illettrés du numérique selon les usages et les périodes de notre vie »

« Nous sommes tous illettrés du numérique selon les usages et les périodes de notre vie »
Hyperliens S0202 - Association Avec Nous : Fabriques numériques des quartiers populaires

Alors que des dizaines de millions de personnes restent tenues à l’écart du potentiel du numérique, des acteurs se mobilisent pour que l’enjeu d’accessibilité du web ne soit plus perçu comme une contrainte mais comme une opportunité.

À l’occasion de son appel à imaginer des solutions innovantes pour répondre aux besoins des oubliés du numérique, la Fondation Sopra Steria-Institut de France a échangé avec Orianne Ledroit, conseillère Inclusion et Environnement du secrétaire d’État chargé de la transition numérique et Frédéric Bardeau, fondateur de Simplon.co (l’école qui forme au numérique celles et ceux qui en sont le plus éloignés) et parrain du Prix Entreprendre pour demain 2021, organisé par la Fondation Sopra Steria-Institut de France.

En 2018, France Stratégie estimait que 13 millions de Français étaient éloignés du numérique, soit un citoyen sur cinq. Qui sont-ils ?

Orianne Ledroit

Le chiffre de 13 millions, c’est une photographie qui sert à poser un constat clair et quantifié sur une réalité dont les frontières sont poreuses. En fait, il n’y a pas un type d’exclusion numérique, mais de multiples facteurs de non-inclusion. 

Quand on parle de maîtrise du numérique, on sous-entend d’abord des compétences manipulatoires, c’est-à-dire l’utilisation de nouvelles machines et de nouveaux outils. Sont également exclus celles et ceux qui n’ont pas l’équipement ou la connexion au réseau nécessaires.

Mais être acteur de la société numérique va bien au-delà de ces savoir-faire : cela suppose de s’approprier un nouvel environnement et de maîtriser une nouvelle grammaire. Et d’être capable d’apprendre à apprendre dans un environnement mouvant. 

Frédéric Bardeau

D’une certaine manière, nous sommes toutes et tous des illettrés du numérique. On peut être à la fois inclus ou exclus selon les usages, ou selon les périodes de notre vie. On pense souvent que le phénomène ne touche que les personnes âgées, les non-diplômés ou les chômeurs, mais il y a beaucoup d’angles morts à l'illettrisme numérique. Cela touche également de nombreux salariés dans leurs usages professionnels courants, et de nombreux jeunes dans leurs démarches administratives. D’ailleurs, le terme digital native n’a jamais été un concept valable. Enfin, il y a des exclusions numériques subies, notamment liées à la non-accessibilité de certains services numériques pour les personnes en situation de handicap. Tout ça rebat pas mal les cartes : d’ailleurs, pour pleinement comprendre l’exclusion numérique, il faut sortir des stéréotypes classiques.

« Pour pleinement comprendre l’exclusion numérique, il faut sortir des stéréotypes classiques »
Orianne Ledroit

On réalise bien à quel point le chiffre de 13 millions est un objet politique, posé pour inviter à des réponses concrètes, mais qu’en réalité, nous sommes 66 millions de Français plus ou moins à l’aise avec ces outils, services, machines et environnements qui évoluent en permanence. 

L’inclusion numérique est donc un enjeu de bien commun ?

Frédéric Bardeau

La société toute entière – ou presque - est désormais dématérialisée : nos banques, nos commerces, nos manières de travailler... Dans les entreprises, où les services de ressources humaines se dématérialisent, avec des systèmes de gestion de congés via une interface web, 20 % des salariés ne peuvent plus poser leurs jours de vacances. D’après l’INSEE, un Français sur deux ressent un manque de maîtrise sur deux des quatre compétences numériques de base (à savoir : la recherche d’information, la communication, la résolution de problèmes et l’usage de logiciels). Ça fait déjà 18 millions de personnes. 

Orianne Ledroit

L’inclusion numérique n’est pas qu’un enjeu de politique sociale, c’est aussi un enjeu de société au sens large, un enjeu économique et un enjeu de politique territoriale. La preuve : ce sujet concerne tous les usagers des services publics qui sont désormais dématérialisés, tous les professionnels des entreprises utilisant quotidiennement les outils numériques de base, tous les jeunes dont on attend certains usages du numérique, tous les enseignants qui pourraient s’appuyer sur ce que le numérique apporte à la pédagogie...

« Nous sommes 66 millions de Français plus ou moins à l’aise avec le numérique »
Orianne Ledroit

Ce n’est donc pas un sujet à laisser entre les seules mains des départements ou les mairies : il faut que les régions, l’Etat, et les entreprises s’en emparent. Parce que derrière chaque obstacle qu’on vient d’évoquer, il y a au moins autant d’opportunités.

Quelles sont ces opportunités ?

Orianne Ledroit

Travailler avec une personne exclue du numérique, c’est d’abord comprendre son quotidien et ses leviers de motivation. On n’attire pas quelqu’un vers le numérique en lui disant qu’on va l’aider à faire une démarche administrative, ça ne marche pas. On se penche plutôt sur la manière dont l’outil va lui apporter quelque chose dans sa situation professionnelle ou familiale. Il y a des motivations très diverses à s’approprier le numérique : garder le lien avec sa famille qui habite loin, ou trouver des ressources de connaissance pour bricoler ou faire son potager, etc.

Frédéric Bardeau

Si le pain point, c’est de ne pas réussir à extraire des informations sur ameli.fr, le levier sera sûrement ailleurs : savoir maîtriser l’ENT (Espace Numérique de Travail) de son enfant par exemple, ou ouvrir le dialogue avec un adolescent sur son rapport au numérique. 

On n’a jamais eu un outil aussi puissant que le numérique. Avant, on avait l’école républicaine et l’ascenseur social, mais le numérique a un pouvoir égalisateur stupéfiant. La Grande École du Numérique par exemple (un réseau de formations au numérique accessibles à tous, qui favorisent l'inclusion et permettent de se former aux métiers qui recrutent, ndlr), c’est quelque chose d’hallucinant. Depuis 25 ans que je suis dans le métier, je n’ai jamais vu le verre autrement qu’à moitié plein. 

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« La Grande École du Numérique »
Orianne Ledroit

Le pouvoir du numérique, comme on le montre dans notre série Hyperliens, c’est par exemple d’avoir permis à des entrepreneurs de s’implanter à la campagne, ce qui a permis de redynamiser des territoires ruraux. C’est l’histoire de cette dame de Brest qui a regagné l’estime d’elle-même le jour où elle s’est autorisée à franchir la porte d’un espace d’accompagnement numérique où elle a appris à faire un album en ligne pour l’anniversaire de sa fille. C’est pouvoir travailler pour une grosse entreprise parisienne depuis sa petite maison d’Argenteuil. C’est aussi toutes ces initiatives nées dans les fablabs pendant la crise sanitaire, où les « makers » ont suppléé aux lacunes des productions industrielles classiques en créant des pousse-seringues, des masques et des respirateurs, initiatives sans lesquelles nous aurions collectivement vraiment galéré. Enfin, c’est le projet Solidarité Numérique : une plateforme d’aide à distance pour les besoins numériques quotidiens mise en place pendant la crise, et qui a été une oreille pour 30 000 personnes dans le besoin. 

Et en ce qui concerne le service public, le numérique pourrait permettre de rendre des choses simples, automatiques, en croisant des données. Jusqu’à présent, la dématérialisation ne s’est pas accompagnée d’une simplification du langage administratif, donc elle a continué d’exclure les personnes qui ne rentrent pas dans les cases. Mais un gros travail de simplification du langage est en cours.

Pour éradiquer l’exclusion numérique, peut-être faut-il revenir à ses racines : pourquoi le numérique inclusif n’a-t-il pas réussi à s’installer dans le quotidien des Français ?

Frédéric Bardeau

Le numérique universel, accessible, présent partout et pour tout le monde, je crois que c’est une idée qui était dans la tête des pionniers, mais qui n’a jamais existé. On dit souvent que le web, c’était mieux avant, et que c’est le fait qu’il soit devenu commercial qui l’a en quelque sorte souillé. Mais en réalité, même si les pages HTML des débuts du web étaient plus simples, et plus lisibles, le web des débuts n’a jamais été grand public : c’était le projet de quelques happy few, des geeks qui avaient du matériel et des compétences. Au fur et à mesure de son essor, de nouvelles zones d'exclusion, de nouveaux angles morts du numérique se sont ajoutés.  

Orianne Ledroit

D’abord, il y a toujours eu une croyance selon laquelle le numérique allait arriver, se diffuser partout de manière égalitaire et que tout irait bien. Même au plus haut niveau - institutionnel comme économique - on pensait qu’il n’était pas nécessaire de travailler l’accompagnement, la formation, l’aménagement, etc. 

Orianne Ledroit

Ensuite, il y a la question de la dématérialisation du service public : le numérique a en quelque sorte rompu la tradition d’accès au service public selon les trois principes clés : continuité d’accès, adaptabilité et égalité d’accès. Avant, on pouvait passer la porte d’une sous-préfecture, s’adresser à une personne formée à l’accompagnement au guichet de services ; brutalement, on a fermé tout ça et renvoyé les usagers sur le web. Et ceux qui ont le plus de besoins, sont souvent les plus exclus de ces nouveaux usages. 

Il y a donc urgence à former et accompagner tous les citoyens au numérique ?

Orianne Ledroit

Nous travaillons à faire émerger de nouveaux professionnels de l’accompagnement dans ce domaine, des personnes à cheval entre les métiers du care, dont on a beaucoup parlé pendant la crise sanitaire, et de la tech, qui est un bassin d’emploi fort. Leur mission : accompagner l’autonomisation et l’émancipation numérique. 

« Il y a toujours eu une croyance selon laquelle le numérique allait arriver, se diffuser partout de manière égalitaire et que tout irait bien »
Frédéric Bardeau

La formation ne doit pas simplement augmenter quantitativement parlant ; elle doit connaître une évolution qualitative dans laquelle sa nature même change. Il faut donner les clés de l’autonomie, et apprendre à apprendre. 

Chez Simplon, nos équipes pédagogiques sont bicéphales. Il y a une partie de l’équipe qui est plutôt tech et qui forme aux compétences de base du développement web, de la data, de l’IA, ou encore de la cybersécurité. Une autre partie est chargée de médiation emploi ou chargée de formation : ces personnes font en sorte que les apprenants aient un super environnement pour pouvoir monter en compétences. 

Notre premier métier, c’est d’aller chercher les personnes les plus éloignées possible du numérique, de déterminer leur appétence déclarée ou latente pour le sujet, et de combattre leur syndrome de l’imposteur terrible. La première chose qu’ils se disent, c’est : « Laisse tomber, Simplon, jamais de la vie, c’est pas pour moi, parce que je suis une fille, parce que je suis vieux, parce que je suis nul en maths, parce que j’ai été humilié, j’ai pas les codes  », etc. C’est pour combattre ça qu’on se lève le matin, et la boucle est bouclée quand un exclu du numérique devient un professionnel du numérique. C’est génial. 

Comment expliquer que le « numérique vert » commence à essaimer, et que le « numérique inclusif » reste au second plan des discussions ?

Frédéric Bardeau

Si le côté green a le vent en poupe, c’est aussi parce que c’est plus facile de faire semblant. Les critères sont plus nébuleux. Pour l’accessibilité c’est plus difficile : soit c’est accessible, soit ça ne l’est pas.

Et puis en France, on fait de l’excès de modestie. Sur les 5 à 10 dernières années, on a fait des bonds de géant : l’apprentissage de la programmation se fait dès l’école primaire, il y a eu un programme de formation du personnel éducatif, un Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA) a été mis en place, et le sujet fait l’objet de plans d’investissement d’avenir. Par la force de la crise sanitaire, la grammaire et la culture du numérique ont largement essaimé dans l’éducation : tout le monde a amorcé le virage, et il n’y aura pas de retour en arrière.

Sur ce sujet, les institutions publiques sont de loin meilleures puisqu’elles éditent 24 % des sites web contre moins de 2 % des sites pour les acteurs privés.

« Sur les 5 à 10 dernières années, on a fait des bonds de géant »
Frédéric Bardeau

Si ça ne bouge pas autant que nous le voudrions, c’est notamment parce qu’il y a un manque de compétences chez les professionnels du numérique. Déjà qu’on manque de développeurs, ne parlons pas de ceux qui sont spécialisés dans l’accessibilité, c’est le métier le plus en tension que je connaisse… Chez Simplon, c’est un sujet très présent, mais on est démuni car le sujet est absent des référentiels de formation, comme si le fait de rendre accessibles à tous les sites web ne faisait pas partie du métier.

Orianne Ledroit

Les enjeux écologiques ont un côté sexy que le numérique inclusif n’a pas. Mais dans la réalité, les deux sujets sont intimement liés. L’un des principaux leviers pour rendre le numérique plus durable, c’est d’allonger la durée de vie des équipements. Or c’est aussi une manière d’équiper celles et ceux dont les moyens financiers sont limités. Autre exemple : un site web plus sobre, c’est aussi un site plus accessible, car la simplicité du message augmente avec la simplification et l’allègement du dispositif. Dans la même logique, le dernier rapport Numérique et Environnement publié par le CNnum montre bien que les enjeux de formation des développeurs aux sujet d’éco-conception sont les mêmes que sur les enjeux d’accessibilité des services numériques. C’est la même démarche intellectuelle, on peut donc faire converger ces deux ambitions. 

Au-delà des solutions présentées au cours de cette interview, retrouvez notre revue de presse non exhaustive – façon « ressourcerie » – pour découvrir les différentes façons dont le numérique se met au service d’actions citoyennes et sociales : « 22 ressources pour un numérique inclusif et solidaire »