TRIBUNE. La cause serait donc entendue. La « révolution numérique » nous ferait accéder à des sources intarissables de savoir, faciliterait les échanges, allégerait le cours de nos quotidiens, optimiserait l’administration de nombreux secteurs, tout en étant un vecteur décisif de la transition énergétique et d’avancées dans notre connaissance du vivant. Autrement dit, elle serait porteuse d’une infinité de vertus dont nous ne saisirions que les prémices.
Certes, ces brusques évolutions charrieraient leurs inévitables revers. Nos usages génèrent des masses de données analysées tant à des fins commerciales que sécuritaires. L’économie des plates-formes redéfinit nombre de métiers contribuant à fragiliser des corporations existantes. Des systèmes « auto-apprenants » se substituent à des emplois à haute compétence cognitive. Enfin, les géants de la Silicon Valley ne se soucient nullement de contribuer à la richesse des nations, sachant opérer de savants montages afin de se soustraire à l’impôt.
Bien sûr, tout cela existe et mérite qu’on y prenne garde, mais ces scories font partie de la grande marche siliconnienne vers un « monde meilleur » et finiront bien par être corrigées grâce à de justes actions régulatrices. Cette sempiternelle équation mettant en regard les avantages et les inconvénients est improductive, car elle a le tort d’aseptiser le débat et d’entériner in fine le cours des choses.
Traçabilité
On peut décider de procéder autrement et choisir d’identifier les phénomènes majoritairement structurants qui, actuellement, s’instaurent et qui modifient en profondeur et à grande vitesse la nature de nos sociétés. Aujourd’hui, nous entrons dans l’ère de l’« informatique cognitive ». Celle qui voit la dissémination de capteurs sur toutes les surfaces du réel : le corps, l’habitat, les espaces urbains et professionnels.
Cet environnement entraîne une traçabilité, à terme intégrale, de nos gestes, traitée par des systèmes d’intelligence artificielle capables de rétroagir sous la forme d’offres, hyper-individualisées, de biens et de services. Une pression sur la décision humaine s’exerce, avec des technologies dotées de la faculté d’orienter nos actes, et qui, au-delà de seules visées incitatives, peuvent prendre des formes coercitives, particulièrement dans le champ du travail.
Un des grands paradoxes de l’époque, alors que les incidences de « l’innovation numérique », cette nouvelle idole de notre temps, sur nos existences sont si prégnantes, veut que le discours de l’inéluctable ne cesse de s’imposer, et ce sans contradiction majeure. Une des prouesses, parmi bien d’autres, du technolibéralisme est d’avoir réussi à nous faire intérioriser que ce mouvement s’inscrit dans le « cours naturel » de l’Histoire, nous laissant pour unique option de profiter de ses infinies ressources.
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