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Routes, autoroutes : un gâchis à 18 milliards d’euros

L'A10 reliant Villejust à Saclay, dans l'Essonne.

Reporterre a répertorié 55 projets routiers contestés en France. Des milliards d’euros d’argent public sont mobilisés pour les financer. Mais les entreprises privées en bénéficient plus que l’environnement et la collectivité. [Enquête 1/2]

Vous lisez l’enquête « Les projets routiers contestés : une aberration financière et écologique ». La deuxième partie, « Les projets routiers, contrevérités et carnage écologique », est ici.



C’est l’histoire de routes qui valaient des milliards d’euros. 17,981 milliards d’euros précisément. Voici le coût de l’ensemble des 55 projets routiers contestés en France que Reporterre a estimé au cours d’une longue enquête. Soit quasiment le budget du ministère du Travail. Ces routes, autoroutes, contournements, ponts et déviations vont recouvrir 4 488 hectares de prairies, forêts ou terres agricoles. Pratiquement l’équivalent de la superficie de Lyon. Le tout pour une longueur de 922 kilomètres. Presque la distance entre Lille et Marseille.

Ces chiffres qui donnent le vertige n’avaient encore jamais été compilés et prouvent que l’État et les collectivités locales dépensent sans compter : sur 17,981 milliards d’euros, 12,322 proviennent de fonds publics. Soit environ la moitié du fameux trou de la sécurité sociale.



La carte des 55 projets routiers contestés :

Pour réaliser ces estimations, nous avons étudié l’ensemble des projets contestés par des collectifs citoyens dans toute la France. (Voir notre carte) Pour certains, les travaux ont déjà commencé mais ne sont pas terminés. Pour d’autres, les recours juridiques retardent leur lancement. Parfois, le projet a été abandonné, mais nous avons décidé de comptabiliser les frais déjà engagés.

Que représentent ces 55 dossiers dans l’ensemble du développement du réseau routier en France ? Malgré nos relances, le ministère des Transports a refusé de répondre à nos questions.

Trouver ces chiffres n’a pas été une mince affaire. Il nous a fallu plusieurs semaines pour éplucher des milliers de pages de documents officiels : enquêtes publiques, études d’impact, déclarations d’utilité publique, site internet officiel. Des documents qui ne sont pas toujours facilement accessibles en ligne. Certains introuvables nous ont été communiqués par les collectifs d’opposants, qui eux-mêmes ont dû parfois saisir la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) pour les obtenir.

© Reporterre

C’est par exemple le cas du collectif qui s’oppose à la rocade sud de Lannion, dans les Côtes-d’Armor. « Entre 2010 et 2012, quatre études ont été réalisées. Malgré deux saisines de la Cada, nous n’avons toujours pas reçu l’intégralité des études. Ils nous ont fourni des documents partiels », raconte un membre du conseil d’administration du collectif.

Une fois ces documents officiels en notre possession, le plus difficile a été de déterminer l’emprise au sol des projets. Une information parfois non mentionnée ou alors noyée dans les compensations obligatoires et légales, comme pour mieux masquer la disparition inéluctable des terres sous le béton bitumineux. Ainsi, nos chiffres sont forcément sous-estimés.

Selon le ministère de la Transition écologique, entre 20 000 et 30 000 hectares de terre sont perdus chaque année. Cette artificialisation augmente presque quatre fois plus vite que la population. Les responsables : l’étalement urbain, la prolifération des maisons individuelles ainsi que la multiplication des infrastructures de transports pour desservir ces nouveaux quartiers.

La valse des millions

Concernant le financement, là encore, rien d’évident. D’abord, parce que les études multiplient les scénarios où valsent les millions d’euros. Ensuite, parce que le flou est entretenu sur les montants hors-taxes ou toutes taxes comprises. Enfin, parce qu’entre les appels d’offres et la réalisation finale du projet, il peut s’écouler plusieurs dizaines d’années, rendant caduques les estimations initiales, notamment en raison de l’inflation.

Dans le cas du Grand contournement ouest de Strasbourg (GCO) inauguré le 17 décembre 2021, l’appel d’offres publié en 2009 faisait état d’un budget à 400 millions d’euros hors taxes. En 2012, le groupe Vinci, concessionnaire de l’infrastructure, avait réévalué ce chiffre à 750 millions d’euros.

À l’époque, il avait demandé une subvention d’équilibre de 30 millions d’euros, dont 5 millions à la charge des collectivités locales. En définitive, la construction a coûté à Vinci plus de 553 millions d’euros. Cet exemple montre à quel point les prévisions budgétaires ne sont jamais tenues et les évaluations parfois trop aléatoires sont toujours trop optimistes face aux retards de chantiers.

Aménagement du système d’échangeurs Pleyel (A86) et Porte de Paris (A1), à Saint-Denis. © Mathieu Génon/Reporterre

Autre exemple parlant, celui de la nouvelle route du littoral sur l’île de La Réunion. Il s’agit du projet le plus onéreux de notre palmarès avec un coût final que nous avons évalué à 2,6 milliards d’euros pour 12 km gagnés sur la mer. À titre de comparaison, c’est deux fois plus que le budget total du département (1,159 milliards d’euros pour 2021).

Lancés en 2013, les travaux ne sont toujours pas terminés et les aléas ont considérablement augmenté la facture, passant de 1,6 milliard d’euros à « vraisemblablement 2,2 milliards » d’euros selon Le Monde. Un chiffre encore inférieur à notre estimation (qui comprend les surcoûts du viaduc), et est confirmée par Jean-Pierre Marchau, élu Europe Écologie-Les Verts. Pour enfin réussir à boucler les travaux, l’ancien Premier ministre, Jean Castex, avait par ailleurs débloqué 420 millions d’euros en mars dernier.

Financement, « modernisation » et accord secret

Si l’État met largement la main au portefeuille, les régions, les départements, les métropoles et les communes sont également sollicités, puisque les collectivités gèrent 98 % du linéaire du réseau routier. Quant aux opérateurs privés, ils se sont réparti une grande partie du réseau national : 9 200 km d’autoroutes sous la forme de concessions. Des contrats de 40 à 80 ans par lesquels ils s’engagent à entretenir les autoroutes en échange des droits de péage.

En 2015, Ségolène Royal et Emmanuel Macron, à l’époque respectivement ministres de l’Écologie et de l’Économie, ont lancé un plan de relance autoroutier d’un montant de 3,2 milliards d’euros. Objectif : « moderniser le réseau » et procéder à de multiples travaux. En contrepartie, les entreprises autoroutières [1] ont eu le droit d’augmenter les tarifs des péages et surtout, d’allonger la durée de leurs concessions de deux à quatre ans.

L’accord, demeuré secret pendant presque quatre ans, a été critiqué par la Cour des comptes en 2019 : « Reporter le financement de travaux à une échéance lointaine, en le faisant supporter par l’usager futur, est une solution de facilité qui entraîne un renchérissement correspondant au long différé de remboursement et à l’augmentation des risques qu’il implique. » La Cour explique aussi que l’allongement de la durée des concessions va rapporter une quinzaine de milliards d’euros de recettes supplémentaires aux entreprises. Un jackpot : en 2017, le chiffre d’affaires des sociétés d’autoroute a atteint le niveau record de 10 milliards d’euros presque exclusivement grâce aux péages, leur permettant de verser un maximum de dividendes à leurs actionnaires.

« C’est une machine à cash »

Parmi les sociétés concessionnaires d’autoroutes qui ont bénéficié des clauses avantageuses de l’accord de 2015, il y a Cofiroute (filiale de Vinci), chargée de l’élargissement à 2 fois 3 voies d’une section de 93 km de l’autoroute A10 entre Poitiers (Vienne) et Tours (Indre-et-Loire). Le coût de construction de cet axe est majoritairement compensé par l’allongement de la durée de concession de l’autoroute A10. Julie Leduc, membre du collectif Agir A10, s’indigne des panneaux de Vinci installés le long de l’axe « qui se targue d’investir pour la qualité de vie des riverains ». En réalité, « chaque euro investi rapporte cinq euros à Vinci avec les péages. C’est une machine à cash, la garantie d’une énorme rente future ».

La Société concessionnaire des autoroutes Rhône-Alpes (Area, filiale d’APRR appartenant au groupe Eiffage) en a aussi profité. En échange d’un allongement de la durée de ses concessions de l’A48 et l’A51 jusqu’en 2036 et d’une hausse des péages jusqu’en 2023, elle prévoit d’investir 300 millions d’euros pour l’aménagement en 2 fois 3 voies de l’autoroute A480 de Grenoble (Isère). Pour calculer les compensations octroyées à Area, « l’État s’est fait gruger en prenant des mauvaises hypothèses de coûts d’investissements », constate Vincent Comparat, membre du collectif Alternatives A480 et de l’association Démocratie Écologie Solidarité de Grenoble.

Situé à l’entrée du parc d’activités de Courtabœuf, le ring des Ulis est un des nœuds routiers les plus importants de l’Essonne. © Mathieu Génon/Reporterre

La Cour des comptes arrive aux mêmes conclusions. Le calcul permettant de déterminer la durée d’allongement de la concession ou le pourcentage de hausse des péages permettant d’équilibrer le montant des travaux imposés au concessionnaire était fondé sur des hypothèses « globalement trop pessimistes quant aux risques réels supportés » par les sociétés d’autoroute. En 2020, l’Autorité de régulation des transports estimait que le montant des investissements avait été surévalué de 600 millions d’euros.

Mais les cadeaux faits aux sociétés d’autoroutes vont encore plus loin avec les subventions d’équilibre, versées par les collectivités lorsque le projet d’aménagement n’est pas rentable. Exemple avec le projet d’autoroute entre Poitiers (Vienne) et Limoges (Haute-Vienne), doté d’un budget estimé à 1,014 milliard d’euros. « Les recettes de péage ne permettant pas de couvrir l’ensemble des coûts de la concession, des subventions devront être apportées par l’État et les collectivités au concessionnaire », indique d’emblée le dossier de présentation du projet.

Selon des hypothèses, ces subventions pourraient varier entre 449 et 771 millions d’euros. Pour analyser la « pertinence » d’une infrastructure routière, il faudrait donc prendre en compte « les coûts induits en subvention d’équilibre […] ne serait-ce que pour s’assurer que les ressources financières publiques nécessaires à l’instauration de ces services seront disponibles le moment venu », affirme le Conseil d’orientation des infrastructures dans son rapport de mars 2022.

Un « tour de passe-passe »

Mais ce n’est pas tout. Il y a d’autres coûts publics « cachés » en lien avec ce projet d’élargissement. Le contrat de plan État-Région intègre cinq autres opérations routières sur ce tronçon de la RN147 pour un financement public estimé à 370 millions d’euros. « Leur coût n’est pas intégré au coût global du projet d’autoroute qui figure dans le dossier. Il doit cependant y être ajouté pour mesurer le montant global de l’aménagement de la liaison Poitiers-Limoges », précise le même dossier de présentation du projet.

Pour Michel Galliot, membre du collectif Tout sur l’A147, cette opération est un « tour de passe-passe : le concessionnaire va récupérer des tronçons payés par l’État et va toucher des péages sur ces tronçons, tout en bénéficiant d’une subvention ! » Il juge ces investissements publics d’autant plus injustifiés que « le projet n’était pas considéré comme prioritaire pendant des années ». Il aura fallu l’enthousiasme de l’ex-député de Haute-Vienne et ex-ministre des Transports, Jean-Baptiste Djebbari pour relancer l’affaire.

Des coûts largement sous-estimés

Dans notre enquête, les financements publics accordés aux projets routiers contestés s’élèvent à 12,322 milliards d’euros. Ces chiffres, extraits des nombreux documents publics que nous avons épluchés, sont largement sous-estimés selon les collectifs d’opposants interrogés. Une accusation confirmée par des organismes publics tels que le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema). Dans son rapport de synthèse paru en mai 2018, cet organisme sous la tutelle conjointe du ministre de la Transition écologique et solidaire, et du ministre de la Cohésion des territoires révèle que le prix de l’infrastructure indiqué lors de la déclaration d’utilité publique (DUP) est sous-estimé de 12 % en moyenne par rapport à son coût réel lors de la mise en service.

Cette sous-estimation serait principalement due à des changements de choix de construction et des évolutions réglementaires, notamment environnementales. Par exemple, le budget du projet d’A31 Bis entre Gye, près de Nancy (Meurthe-et-Moselle) et la frontière luxembourgeoise évalué entre 1,1 et 1,4 milliard d’euros en 2015 atteint aujourd’hui quasiment 1,9 milliard d’euros.

Selon Patrick Bretenoux, membre de l’association Association du Toulois pour la préservation du cadre de vie, « ce sera obligatoirement plus cher que prévu parce qu’il y a davantage de tunnels et de parties enterrées qui traversent Florange et les zones industrielles ». Sans oublier « l’inflation des coûts des matériaux et la réalisation de murs antibruit demandés depuis des années par les riverains. Tous les aménagements annexes (sorties d’autoroutes, ronds-points, dessertes urbaines, etc.) ne sont pas pris en compte dans l’autoroute, ils sont de la compétence des collectivités territoriales concernées », assure-t-il.

Le coût du réaménagement de l’échangeur entre l’A1 et l’A86 à Saint-Denis est de 95 millions d’euros. © Mathieu Génon/Reporterre

À Évreux (Eure), les opposants au projet de déviation sud-ouest font le même constat. Dans la déclaration d’utilité publique de 1998, le budget était évalué à 110 millions d’euros actuels. Mais la découverte de tonnes de déchets amiantés sur le chantier en 2015 a fait grimper la facture à deux millions d’euros selon le collectif Évreux Nature Environnement. Quatre ans plus tard, ce sont les captages d’eau potable qui font à nouveau exploser les estimations. « Il a fallu déplacer les captages d’eau potable et construire une usine de traitement de l’eau. Le tout pour 41 millions d’euros. Tous ces coûts auraient dû être pris en compte dans le budget déviation. Or, c’est le service eau en régie qui a dû assumer », explique Danielle Biron, membre d’Évreux Nature Environnement.

Dans la plupart des cas, les surcoûts ne sont pas officiellement réévalués, ce qui relève de « l’insincérité budgétaire », estime Guillaume, membre du collectif Non à l’A133/134, contre le projet de contournement est de Rouen, estimé à 1,06 milliard d’euros. « Ce prix date de 2015 et n’a pas été réactualisé, alors qu’il y a une inflation naturelle entre 2015 et 2023, d’autant plus avec la crise en Ukraine. Il faut donc y ajouter la hausse du prix des matières premières et notamment du bitume issu des produits pétroliers. »

De plus, les dépenses d’entretien des infrastructures routières sont très rarement intégrées dans les études préalables. Pourtant, elles sont considérables. En 2020, l’État et les collectivités locales ont dépensé 13,5 milliards d’euros pour l’entretien et la modernisation des routes, selon Routes de France, qui agrège des entreprises privées chargées de réaliser des travaux sur l’infrastructure routière. Ces coûts risquent de s’alourdir sous l’effet du changement climatique qui provoque de plus en plus de « travaux imprévus et urgents », comme ceux qui doivent être réalisés dans les vallées de la Vésubie et de la Roya à la suite la tempête Alex de 2020, observe la Cour des comptes.

« De nombreux polluants atmosphériques ne sont pas analysés »

En plus de ces investissements sous-estimés, il faut ajouter les conséquences sanitaires, elles aussi minorées. L’autorité environnementale précise que « de nombreuses études d’impact de projets routiers examinées ne prennent pas suffisamment en compte les enjeux de qualité de l’air et les risques sanitaires associés ». « De nombreux polluants atmosphériques susceptibles d’engendrer des effets sur la santé des riverains ne sont pas analysés, et donc pas pris en compte pour les évaluations de la qualité de l’air et des risques sanitaires associés », détaille-t-elle dans son avis sur les infrastructures de transport routières publié en 2019. On peut comprendre néanmoins qu’il soit difficile d’évaluer la vie humaine.

Mais le jeu en vaut-il la chandelle ? Pourquoi s’entêter à construire des infrastructures aussi onéreuses qui ne respectent pas les normes environnementales ? Pour Laurent Castaignède, ancien ingénieur automobile devenu expert sur les questions de transports, cette obsession pour le tout routier n’est pas nouvelle et relève d’une logique à court-terme d’aménagement du territoire. Et ceci pour trois raisons. Tout d’abord, parce que les chantiers de travaux publics constituent une forme de relance économique. Ensuite, parce que toutes ces infrastructures vont être utilisées par des voitures qu’il faudra acheter. Enfin, parce qu’à terme, construire des routes, c’est éloigner les gens de leur lieu de vie.

« En 1960, les gens vivaient à 3 km de leur lieu de travail. Aujourd’hui, c’est 15 km. Vous faites alors basculer dans le secteur marchand des services autrefois gratuits : manger chez vous le midi, se rendre des services en voisins qu’on connaît bien », explique Laurent Castaignède. « Si nous vivions sur une planète sans aucun problème climatique ou de biodiversité, pourquoi pas. Mais nous sommes dans un monde qui n’est pas infini et il va falloir faire avec. »

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